NICK HORNBY – «L’avant-garde, pfff… Vive le mainstream !»

Paru dans le numéro 141 de Techikart – 23/03/2010

«Haute fidélité» a fait de Nick Hornby le héraut d’une génération pop chez qui les goûts et le mainstream ont remplacé les engagements et les expériences underground. Son nouveau livre «Juliet Naked» et son scénario de «Une éducation» sont prétextes à un réexamen de 50 ans de culture pop. C’est à toi, Nick.

A droite, Juliet Naked, roman qui parle de 2010, ce curieux instant du XXIe siècle où les héros rock des années 80 font des has been très convaincants. Lui s’appelle Tucker Coe, il n’existe pas dans la vraie vie. Dans celle que Nick Hornby lui invente, il n’existe plus vraiment non plus. Il est reclus et oublié comme le sont toujours les rockeurs cultes, sauf par ceux qui ne les oublieront jamais : leurs fans. A gauche, Une éducation, récit d’initiation d’une gamine de 16 ans dans la banlieue de Londres en 1961, qui va quitter son uniforme d’écolière pour tenter d’anticiper les 60’s, les vraies, celles qui commencent en 1963… Elle s’appelle Jenny et existe bel et bien, de son vrai nom Lynn Barber, aujourd’hui chroniqueuse du journal anglais The Sunday Times. Jouée par la géniale Carey Mulligan dans le film écrit par Hornby, elle est avide de voir, de lire, d’écouter, de comprendre et de vivre à l’image de l’époque qui s’apprête alors à naître.

Entre ces deux récits, s’inscrivent symboliquement cinquante ans d’histoire(s) pop, un demi-siècle où les personnages d’Une éducation déboulent avec appétit et d’où ceux de Juliet Naked ressortent un brin écœurés. Que voulez-vous, les temps changent, les feuilles tombent, les pages se tournent, et pas seulement celles des romans de Nick Hornby.
Nick dit qu’« au-dessus d’un certain succès, on se met à représenter quelque chose bien malgré soi. » Il dit cela à propos de Jack Johnson (chanteur surfeur à succès méprisé par les mieux-goûtants), mais on pourrait aussi bien le dire de lui. De comment ses goûts et sa sensibilité lucide l’ont transformé en pape très sage de la pop trop sage qu’aiment les vieux ados défaits et les fans lessivés, hautement fidèles à des obsessions d’un autre temps, d’un autre âge. Cette mélancolie-là, cette façon d’aimer la musique pop, les films et les livres comme un enfant aime ses doudous, est le trait principal de l’œuvre de Hornby et de sa personnalité. De cela, il parle inlassablement, dans ses livres, dans son film, et dans l’interview qui suit.

 

NICK HORNBY, C’ÉTAIT BIEN LES OSCAR ?
Oui, franchement, très marrant. On savait qu’Une éducation ne gagnerait rien, mais comme on était nominés, on a beaucoup voyagé, beaucoup rigolé, rencontré plein de gens…

POURTANT, LA PETITE CAREY MULLIGAN AURAIT MÉRITÉ DE BATTRE SANDRA BULLOCK.
Quand tu vis ça de près, tu te rends compte que la qualité des performances est plus que secondaire. Ce qui compte, c’est l’histoire que les gens ont envie d’entendre et que les journaux décident de leur raconter. De mon côté, j’ai joué le jeu parce que je voulais voir comment c’était. Et puis les Oscar, c’est quand même l’un des rares trucs que tu ne peux pas snober.

ÇA FAIT DEUX ACTU HORNBY. «UNE ÉDUCATION» AU CINÉMA ET LE NOUVEAU LIVRE, «JULIET NAKED», QUI SORT EN FRANCE EN MAI. QUEL SERAIT LE LIEN ENTRE LES DEUX ?
D’abord, c’est un hasard, puisque j’ai commencé à travailler sur le scénario d’Une éducation il y a six ans, à un moment où Juliet Naked n’était pas du tout à l’ordre du jour. Mais il y a dans les deux une réflexion sur notre rapport à la culture, un thème de plus en plus important pour moi à mesure que je muris. Juliet Naked parle de notre façon de consommer l’art et évoque cette question cruciale : qui a raison, l’artiste ou le fan ? De même, ce qui donne de la résonance au récit d’Une éducation, au-delà de la romance, c’est le désir qu’éprouve Jenny de sortir, de bien manger, son appétit d’art et de musique. Dans mon esprit, ça faisait d’Une éducation une sorte de version girly de Carton jaune, sur le sentiment des gamins de banlieue d’être exclus de la ville et de la vie.

UNE ÉDUCATION» PARLE AUSSI DU POINT DE PASSAGE ENTRE DEUX ÉPOQUES.
Bien sûr. Plus je me documentais, plus j’étais fasciné par l’idée que les années 61-62 avaient davantage en commun avec 1945 qu’avec 1963…

CERTAINS VOIENT LE FILM COMME ASSEZ VIEUX JEU: JENNY AURAIT MIEUX FAIT DE BIEN ÉTUDIER ET D’ALLER SAGEMENT À OXFORD PLUTÔT QUE DE SE FOURVOYER AVEC DES VOYOUS, ETC.
Elle découvre qu’il y a plusieurs façons d’apprendre. Au début, elle croit qu’elle n’a que deux options : l’école formelle, académique, et une autre, auprès de son amant plus âgé, qui a un coût. Mais elle finit par se rendre compte qu’il y en a une troisième, qui consiste à lire, à voir et à écouter PARCE QU’ON AIME ÇA. Ce qui compte, c’est d’établir une relation directe, personnelle, avec la culture. Et l’université n’est pas antinomique avec ça.

JE ME SOUVIENS D’AVOIR LU QUELQUE CHOSE OÙ VOUS EXPLIQUIEZ EN SUBSTANCE QUE, GAMIN, VOUS FAISIEZ SEMBLANT D’AIMER LES TRUCS VIOLENTS ET DÉSTRUCTURÉS POUR VOUS FAIRE BIEN VOIR DE VOS COPAINS, MAIS QU’AU FOND, VOUS AIMIEZ DÉJÀ LES BALLADES. VRAI ?
Ce doit être le chapitre sur Frankie Teardrop de Suicide et Teenage Fanclub dans 31 Songs. Oui, il était de bon ton d’aimer des trucs censés faire peur et je souffrais du poids de cette orthodoxie. On aurait dit que moins il y avait de mélodie, mieux c’était.

ALORS QUE VOUS AVEZ TOUJOURS ÉTÉ UN AMATEUR DE JOLIES MÉLODIES.
Oui, et un amateur de récits bien troussés. J’aime plein de choses dans le mainstream. Mieux : j’aime l’idée qu’il y a des belles choses dans le mainstream. Dans mon esprit, tout ce que peut faire l’avant-garde, le mainstream peut le faire aussi, en y ajoutant des histoires, des blagues et des mélodies.

VOILÀ, IL N’Y A AUCUNE HONTE À AIMER SUPERTRAMP.
Faut pas aller trop loin non plus…

EN FAIT, JE SUIS SÉRIEUX. J’ÉTAIS À UN CONCERT DE ROGER HODGSON (CHANTEUR AIGRELET DE «THE LOGICAL SONG» ET AUTRES SUPERTUBES DE SUPERTRAMP – NDLR) L’AN DERNIER À L’OLYMPIA. C’ÉTAIT BONDÉ ET TOUT LE MONDE CHIALAIT. MÊME MOI.
Je comprends. Au fond, c’est la connexion qui compte. L’objet lui-même n’a pas tant d’importance que ça.

ALORS LE GOÛT, ÇA NE COMPTE PAS ?
Ça sert à diviser l’humanité en petits groupes fondés sur des liens et des affinités. Je n’ai pas tellement d’amis qui écoutent Meat Loaf et Mariah Carey, je dois le reconnaître.

VOUS DITES QUE LE GOÛT NE COMPTE PAS ET LA SECONDE D’APRÈS, VOUS VOUS MOQUEZ DES GENS QUI AIMENT MEAT LOAF !
Pas du tout, je dis au contraire que le goût, comme le background, l’éducation, l’expérience, a pour conséquence de mettre ensemble des gens qui lisent les mêmes livres, voient les mêmes films et partagent les mêmes références. Le goût des autres n’est pas inférieur pour autant.

J’AURAIS TENDANCE À ALLER ENCORE PLUS LOIN: J’AI PLUS DE CHOSES À DIRE À QUELQU’UN QUI AIME MARIAH CAREY AVEC AUTANT DE FERVEUR QUE J’AIME ELLIOTT SMITH, PLUTÔT QU’À QUELQU’UN QUI AIMERAIT ELLIOTT SMITH LUI AUSSI, MAIS EN DILETTANTE.
C’est absolument vrai. Il se trouve que j’ai rencontré il y a peu l’auteur d’un bouquin sur Mariah Carey dans la super collection 33 1/3, et c’est exactement ce qu’il me disait : il avait démarré le livre en étant persuadé qu’elle ne pouvait pas représenter pour ses fans la même chose que Alex Chilton représente pour nous, mais il s’était rendu compte du contraire. D’ailleurs, si tu y penses, Mariah Carey a sans doute produit plus de bonne musique quantitativement que Chilton ! (NB : tristement, le génie du groupe Big Star, l’un des modèles évidents du héros de Juliet Naked, est mort le lendemain de cette interview). Non, je me bornais juste à constater que, de même que je n’ai pas beaucoup d’amis musulmans, je manque cruellement d’amis fans de Mariah Carey.

DANS LES DÉBATS CLASSIQUES, ON VOUS IMAGINE PLUS BEATLES QUE STONES, ET MÊME PLUS McCARTNEY QUE LENNON… Exact. ET C’ÉTAIT ÇA, ÊTRE «MINORITAIRE» PARMI LES GENS QUI S’INTÉRESSAIENT À LA POP, QUI EUX-MÊMES ÉTAIENT MINORITAIRES À L’ÉCHELLE DE LA SOCIÉTÉ EN GÉNÉRAL. AUJOURD’HUI, VOUS REPRÉSENTEZ L’OPINION DE LA MAJORITÉ DANS VOTRE MILIEU SOCIOCULTUREL.
Oui, et cela génère une extrême frustration. Toute orthodoxie encourage la paresse de la pensée, l’intelligence de supermarché. Le moindre film d’auteur a des bonnes critiques, tous les films commerciaux en ont des mauvaises. Ça me rend dingue parce que c’est juste idiot. Et puis, il me semble que vous avez tort sur un point. Au sein de la critique rock et des milieux branchés, les vertus associées à Lennon restent mieux considérées que celles de McCartney.

ET EN DEHORS DE CES MILIEUX ?
En dehors, les gens s’en foutent royalement, j’en ai bien peur.

AU FAIT, QUELLE EST LA RÉPONSE À LA QUESTION QUE VOUS POSIEZ TOUT À L’HEURE ? C’EST LE FAN OU L’ARTISTE QUI A RAISON ?
Ce qui est sûr, c’est que le fan fait plus attention que l’artiste. Parce que ça compte plus pour lui.

DISONS QUE C’EST UNE DES SPÉCIFICITÉS DE LA POP CULTURE: L’OBJET N’A DE SENS QUE LORSQU’UN FAN SE L’EST APPROPRIÉ.
C’est en substance le discours que tient le personnage de Duncan, dans Juliet Naked. Et quand il le dit, il est clair que je suis avec lui.

EN DEUX LIVRES, «CARTON JAUNE» ET «HAUTE FIDÉLITÉ», VOUS AVEZ ÉTABLI VOTRE RÉPUTATION D’AUTEUR MAIS, SURTOUT, OBTENU LE DROIT D’EXPRIMER VOS OPINIONS. QUELLE A ÉTÉ VOTRE RÉACTION ?
Ça m’a rendu prudent. J’ai eu peur de me retrouver à devoir écrire éternellement sur les mêmes choses. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai peu écrit sur le football après Carton jaune. La musique, c’est plus compliqué, parce qu’elle génère des tas d’histoires sur lesquelles il y a beaucoup à dire, et donc à écrire. Mais je me suis rendu compte que la position de gourou qu’on voulait bien me donner pouvait vite devenir agaçante. Le silence est parfois la meilleure réponse.

VOUS ÊTES DEVENU CRITIQUE, DU MOINS OCCASIONNEL, GRÂCE À VOTRE RÉPUTATION D’ÉCRIVAIN…
Ah, ah, oui, alors que c’est censé être l’inverse, pas vrai ? Mais ça m’a donné la liberté d’être le genre de critique que j’aime, avec une vraie liberté d’expression et de choix, une écriture plus relâchée, plus personnelle. Ma chronique dans le magazine The Believer (intitulée Stuff I’ve been Reading NDLR) m’a procuré beaucoup de satisfaction, en raison de la possibilité de varier sa forme à chaque fois. On ne m’a imposé aucune restriction sur les digressions, les analogies et les notations autobiographiques. Plus jeune, avant de me mettre à écrire pour de bon, j’avais fait quelques chroniques littéraires et je m’étais fait jeter pour avoir utilisé le pronom « je ». Le rédacteur en chef m’avait dit : « Personne n’en a rien à foutre de ce que “tu” penses. »

ALORS QUE C’EST CENSÉ ÊTRE LE PRINCIPE MÊME DE LA CRITIQUE…
Voilà. Bon sang, ça me tue de lire partout toutes ces contorsions stylistiques pour utiliser des formes grammaticales passives ! Ceci étant, il faut admettre que la critique a été marginalisée ces dix dernières années. Les journaux ferment leurs services littéraires, c’est une voie moins attrayante que par le passé. On sait trop de choses sur les objets culturels avant qu’ils soient dans les magasins : je peux écouter la musique en ligne avant de l’acheter, les livres et les films suscitent des débats passionnés sur le Net bien avant leurs sorties, ce qui fait qu’on a l’impression que les critiques arrivent après la bataille. Même chose avec le sport. Avant, une fois sur deux, je n’avais pas vu le match sur lequel le journaliste écrivait. Le compte-rendu était utile.

C’EST QUOI LA DIFFÉRENCE ENTRE UNE BONNE CHANSON DE, DISONS, RON SEXSMITH, QUE LA PRESSE CONSIDÈRE COMME UN GÉNIE MAIS QUE PERSONNE NE CONNAÎT, ET JACK JOHNSON, QUI CARTONNE MAIS QUI EST PRIS POUR UN NUL ?
Aucune, j’imagine. Du moins, en principe…

J’AI ENTENDU UNE BELLE CHANSON L’AUTRE JOUR AU RESTO. ON M’A DIT QUE C’ÉTAIT DU JACK JOHNSON, J’AI ÉTÉ TROP SNOB POUR ALLER ÉCOUTER LE DISQUE.
Ah ah ! Il m’est arrivé la même chose récemment avec Paolo Nutini (un Ecossais folk soul de 22 ans qui chante comme Louis Prima – NDLR). Tout ce que je savais sur lui, c’est que je n’étais pas censé l’aimer… Eh bien, je n’ai pas acheté le disque, moi non plus ! Mais je vous jure, j’essaie de démanteler mes a priori un par un. Voilà en tout cas l’un des problèmes auxquels doit faire face la critique musicale : comment décrire à un Martien la différence entre un groupe avec guitare, basse, batterie et un autre groupe guitare, basse, batterie qui jouent tous les deux des morceaux de trois minutes avec des couplets, des ponts et des refrains ? Jack Johnson, son problème est sans doute d’être trop populaire auprès des mauvaises personnes. Probablement à son corps défendant, il est devenu le symbole d’un certain goût, d’un certain monde, c’est une conséquence du succès. Je me souviens au début des années 80, quand Dire Straits représentait tout ce qu’il pouvait y avoir de pire dans la musique pop. Tu les réécoutes aujourd’hui, tu te de man des ce qui pouvait bien énerver tout le monde à ce point. Mais ils incarnaient le mauvais goût. Alors que la seule chose qui compte, c’est si la musique te fait te sentir bien, te fait te sentir vivant, que ce soit Mariah Carey, Jack Johnson ou Animal Collective.

ANIMAL COLLECTIVE, VOUS AIMEZ ? IL Y A EU CE FAMEUX ARTICLE SUR L’ALBUM «KID A» DE RADIOHEAD DANS LE «NEW YORKER» OÙ VOUS CRITIQUIEZ LA POP EXPÉRIMENTALE. ÇA NE VOUS A PAS VALU QUE DES AMIS.
Animal Collective, je n’ai jamais trop écouté, en fait. Kid A, ce n’est pas que je ne l’aimais pas, c’est que sa démarche ne m’intéressait pas le moins du monde, pas plus que toute la vague qu’il a entraînée derrière lui.

EN DEVENANT DOMINANTE, LA POP A PERDU SA NATURE «CONTRE-CULTURELLE», ÇA NE VOUS LAISSE PAS UN GOÛT AMER ?
Je me refuse, par principe, à penser quoi que ce soit qui laisse entendre que « c’était mieux avant ». Simplement parce que je me doute que pour les 15-20 ans d’aujourd’hui, ce n’est pas vrai, on n’a juste pas idée de ce qui fonde leur identité. Par définition, on ne peut pas savoir… Mais une chose est indiscutable : quand j’étais plus jeune, les trucs que j’aimais, on ne les entendait pas n’importe où. Maintenant, où que j’aille – resto, magasin, supermarché –, il y a une bonne chance que j’entende à un moment ou un autre une chanson que j’ai à la maison. Il est donc plus difficile pour les gamins de trouver leur propre espace. Et cela explique sûrement que des musiques plus difficiles ou expérimentales prennent de la valeur à leurs yeux, parce que celles-là, au moins, ils sont sûrs de ne pas les entendre dans des body shops.

UNE DES IDÉES-CLÉS DE «CARTON JAUNE», C’ÉTAIT ÇA: LA PRÉDILECTION POUR LA CAUSE PERDUE, LA BEAUTÉ DE LA FANITUDE INCONDITIONNELLE POUR UNE ÉQUIPE DE FOOT, ARSENAL, QUI SEMBLAIT À L’ÉPOQUE CONDAMNÉE À PERDRE.
C’est vrai et faux à la fois. Même à l’époque, je parlais avec les supporters des autres équipes et de leur point de vue, Arsenal gagnait quand même assez souvent ! Il ne faut pas perdre de vue que la plupart des équipes ne gagnent jamais rien.

LE FAIT QUE DANS LES VINGT DERNIÈRES ANNÉES, LE FOOT SE SOIT POPULARISÉ BIEN AUDELÀ DE LA FANBASE TRADITIONNELLE, VOUS L’AVEZ VÉCU COMME UNE DÉPOSSESSION ?
C’est pareil dans tous les domaines : il est de plus en plus difficile pour le fan de trouver un espace qui n’appartienne qu’à lui. Si tu es fan aujourd’hui, tu as la possibilité de disséquer chaque passe de ton équipe. Tu peux être fan de Manchester ou du Barça en vivant à Londres et voir tous les matchs de ton équipe sur le câble. La seule réponse que j’ai pu trouver à cette nouvelle donne, c’est de continuer exactement comme avant : je vais au stade, je vois le match sur place. Est-ce que ça me rend philosophiquement supérieur, en tant que fan ?

IL Y A EU CETTE COÏNCIDENCE GÉNIALE PENDANT LE TOURNAGE DE L’ADAPTATION US DE «CARTON JAUNE» PAR LES FARRELLY («TERRAIN D’ENTENTE»), QUAND LES RED SOX DE BOSTON SE SONT MIS À GAGNER POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS DES DÉCENNIES…
Oui, c’était incroyable, ce truc. Et le pire, c’est que l’intrigue fonctionnait quand même.

CELA METTAIT MÊME EN VALEUR UN THÈME QUE L’ON RETROUVE DANS TOUT CE QUE VOUS ÉCRIVEZ: L’ENVIE D’EXHORTER LES GENS À NE PAS S’ÉVALUER EXCLUSIVEMENT SELON LE PRISME LIBÉRAL DE LA VICTOIRE OU DE LA DÉFAITE, DE LA RÉUSSITE ET DE L’ÉCHEC.
C’est un mirage, non ? Je me sens bien placé pour en parler, parce que depuis une quinzaine d’années, j’ai beau avoir eu beaucoup de succès, je ne me suis jamais senti « successful ». Jamais. Ce mode d’évaluation est un mythe, je pense.

MAIS UN MYTHE DOMINANT.
Vous croyez ? Dans un groupe très privilégié, alors. Parce que la plupart des gens ont bien conscience qu’ils ne sont même pas dans la course. J’ai découvert qu’il y a toujours de nouvelles façons de perdre. Une romancière américaine très respectée était de passage à Londres, elle a vu mon dernier livre exposé dans les gares, dans les vitrines et elle m’a dit : « Je ne voudrais pas être le “truc du moment”, parce qu’ensuite, forcément, je ne le serais plus. » Il y a toujours quelqu’un qui réussit mieux que toi, quelqu’un qui gagne l’Oscar et pas toi, toujours une défaite qui t’attend, l’instant d’après. Ça, je l’ai toujours su, parce que c’est dans mon caractère. Les gens qui croient qu’ils ont gagné ne sont pas intéressants. Et on en connaît tant, y compris dans les milieux culturels : des écrivains, des chanteurs, des cinéastes, des journalistes qui pensent avoir gagné, qui parlent sans écouter les autres, qui ont des certitudes à la place des interrogations. Aucun intérêt.

J’AI BIEN PEUR QUE LES GENS QUI PENSENT QU’ILS ONT PERDU SOIENT ENNUYEUX À MOURIR, EUX AUSSI.
S’ils se complaisent dans leur sentiment de défaite, sans aucun doute.

EN TANT QUE PORTE-PAROLE DES ADOS ATTARDÉS, VOUS ÊTES UN PEU LE GRAND FRÈRE ANGLAIS DE JUDD APATOW ?
C’est marrant, ça, je viens de le rencontrer, il est impliqué dans l’achat des droits d’adaptation ciné de Juliet Naked. Je trouve son travail très drôle, même si je ne suis pas sûr que ses films soient aussi personnels et intimes pour lui que mes livres le sont pour moi.

LA PLUS GRANDE DIFFÉRENCE, C’EST QU’IL A UN REGARD MORALISATEUR SUR SES PERSONNAGES. IL LES MET EN DEMEURE DE PRENDRE LEURS RESPONSABILITÉS, ALORS QUE VOUS ÊTES PLUS COMPRÉHENSIF. ET SANS DOUTE MOINS CONSERVATEUR.
Politiquement ? J’aimerais dire avec force qu’on peut être anticonservateur ET responsable. C’est très bien, la responsabilité… …

MAIS CONSIDÉRÉ COMME UNE VALEUR DE DROITE.
Je sais, et c’est l’un des grands problèmes de la gauche. J’aimerais bien la récupérer, moi, la responsabilité. Pourquoi on la leur laisserait ?

«UNE ÉDUCATION»: SUR LES ÉCRANS «UNE ÉDUCATION»: SCÉNARIO ORIGINAL CHEZ 10/18 «JULIET NAKED» (10/18): SORTIE EN MAI.
LÉO HADDAD

NICK HORNBY, LA LIFE
17 avril 1957_Naissance dans le Surrey d’un écrivain dont beaucoup pensent à tort qu’il a le physique de John Cusack.
1992_«Carton jaune» transforme le foot en passion bobo. Neuf ans avant l’invention du terme bobo !
1995_«Haute Fidélité» explique combien il est dur de s’engager avec une femme quand on est déjà pris par d’autres passions. Triomphe. Même John Cusack est bluffé.
2003_L’essai «31 Songs» explique l’importance dans la vie des chansons qui ne changent pas le monde.
2009_Retour à la divagation pop pour «Juliet Naked». Nominé à l’Oscar du meilleur scénario pour «Une éducation».