Nouvelle économie, vieilles conneries ?

Le cyberboulot peut-il vraiment changer la vie de bureau ?
Merci Internet : jamais nous n’avions été aussi riches, flambeurs, confiants dans l’avenir … même le chômage régresse face aux nouvelles technologies. Problème : il y a toujours autant de patrons, de lèche-bottes, de sourires forcés. Et en plus, il va falloir bosser.

 

C’houkroune, le stagiaire ? Mais depuis qu’il a paumé sa clé, il ose plus prendre son double. Du coup, c’est toujours Nora qui est obligée de lui ouvrir… » C’est par ces propos saisissants, rapportés d’une brasserie parisienne à l’heure du steak-béarnaise, que nous avons souhaité débuter cet article. Non par souci de provocation – ou même goût des ambiances culinaires -, mais tout simplement parce qu’ils nous semblaient illustrer à merveille cette incroyable usine à gaz qu’on appelle la nouvelle économie. Depuis plus d’un an, tout le monde ne parle plus que de ces jeunes sociétés Internet qui dépensent autant d’argent que le roi Fahrouk pour tenter vainement d’en gagner plus tard, une fois introduites en bourse. La presse, y compris I’auteur de ces pages, n’a cessé de pointer les excès de ses dirigeants, la dérive néolibérale, le boy-scoutisme délétère qui semble y régner.
On croyait dénoncer une idéologie, un état d’esprit, une caste, un mépris d’énarque en baskets et chemise à pois, un Medef jeune déguisé en fan de Morcheeba… Mais ce qu’on n’avait peut-être pas bien compris, c’est qu’il n’y avait rien à comprendre. L’lnternet est là. Et il n’y a pas de différence fondamentale avec l’ancienne économie, celle qui mit votre beau-père à terre. Si ces nouveaux leaders sont majoritairement blancs, jeunes, surdiplômés et sans sexualité apparente, ce n’est pas parce qu’ils font partie d’un cybercomplot contre la République, mais qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Depuis toujours, informatique + commerce + pratique des langues mortes = barbichons à grosses cuisses de Terminale C. Les disciples de la nouvelle économie viennent, à peu de choses près, du même sérail que celui dont on tire les premiers commis de l’Etat. Mais si les bleues-bites de l’appareil administratif rentrent dans la fonction par sens de la famille, ceux du cyberbusiness veulent y goûter le frisson de la modernité, accompagné d’une paye de militaire en fin de carrière. Le tout frappé d’une image jeune, sans hiérarchie affichée, où le tutoiement est de rigueur et le projet collectif digne des meilleures balades en mer de I’UCPA.

 

EPICERIE BIO A TOUS LES ETAGES
Les vingt-cinq employés de Dooyoo.com sont sincèrement heureux et fiers de leur entreprise, même si personne n’a bien compris à quoi elle pouvait servir. Le personnel de Spray.fr est bien trop jeune pour s’intéresser au droit social, leur conscience politique n’existe plus depuis que la direction a fait du troisième étage un terrain de squash. Aux Etats-Unis, la pénurie de personnel qualifié oblige les firmes de la Silicon Valley à transformer leur siège en garderie d’enfants, centre nautique et château de campagne. Les fondateurs de certaines start-up savent bien qu’il coûte moins cher d’installer une épicerie bio à chaque étage, que de gérer un turn-over qui touche parfois jusqu’à 35% du personnel.
La frénésie ambiante empêche tout sens critique. Faire une pause, aller aux chiottes réfléchir un instant ? Impossible. En France, cet été fut probablement l’une des dernières périodes où n’importe quel professionnel pouvait démissionner pour un mot déplacé, une pénurie de tickets-restaurant. Et retrouver, sur le champ, un poste mieux rémunéré grâce aux petites annonces de I’Ina.fr, la corne d’abondance du secteur. La nouvelle économie fonctionne parfois comme une secte. Tout le monde y laisse sa vie, mais personne ne sait pourquoi (pas le temps). Objectif : déplacer des petits carrés sur un écran avant d’aller manger une pizza en salle de repos. Les frontières entre « corporate » et privé, échec et réussite, humain et canin, se sont progressivement effondrées, volatilisées. Un peu comme la tournée d’un facteur qui viendrait subitement de gagner au loto. Tout devient dérisoire et primordial, confus et limpide, urgent et intemporel. Même les dirigeants font semblant d’être inquiets, n’ont plus peur du krach ou l’appellent de leurs voeux.

 

EMBRIGADEMENT COLLECTIF ET RIRE OFFICIEL
Cette industrie est si neuve qu’on y assimile les erreurs à de l’expérience. Disparue la tempérance et la sagesse qui pouvaient encore ralentir le vieux capitalisme. Les losers constituent les meilleurs CV et passent pour des professionnels aguerris, là où tout le monde est profondément débutant. Au fond, il n’y a peut-être rien de plus à dire sur la net-économie (Kasskooye.com et le magazine 20 ans s’en chargent déjà) à part qu’elle englobe déjà tout, et que beaucoup travaillent – sans le savoir – à son expansion. Bouffonnerie collégiale mise à part, tout irait presque pour le mieux dans ce meilleur des mondes si ses membres ne reproduisaient, dans les cafétérias qui leur servent de bureaux, les mêmes fléaux – embrigadement collectif et rire officiel qui les avaient pourtant amenés à fuir l’atelier Paribas ou Saint-Gobain.
Aujourd’hui, la croissance générée par les nouvelles technologies semble devoir modifier en profondeur, et pour longtemps, nos modes de vie et nos rapports au travail. Non, la phrase que vous venez de lire n’est pas celle d’un couillon prophétique à la Joël de Rosnay ou Daniel Ichbiah (l’heureux biographe de Bill Gates), mais bien une réalité. Les jeux sont faits. Seule une guerre, une panne d’électricité ou le coming out de Chine Lanzmann pourraient retarder la nouvelle société en ligne qui se dessine. Et même si l’impact social d’Internet fut longtemps discrédité par la futurologie fascisante des penseurs du cyber (Peter Schwartz, un journaliste du magazine Wired, a même osé écrire que le e-commerce allait permettre aux populations du tiers-monde d’accéder à la classe moyenne…), I’incertitude économique et la rivalité entre industrie lourde (voitures, espadrilles, etc.) et net-business (start-up, zéro bénéfice) ont vécu. Demain, le monde interconnecté qui nous est si confusément décrit par Noos, fera de nous des citoyens enivrés par l’information, lobotomisés par l’instant, mais largement bénéficiaires d’un système économique où tout le monde est le voisin de tout le monde.

 

Après vingt ans de courses chez Leader Price, nous risquons de sombrer à nouveau dans la misère parce que les types de chez Renault n’arrivent pas à fabriquer suffisamment de Twingo.

 

GILETS EN PEAU DE MOUTON
Désormais, les affaires sont florissantes, le fric coule à flots, les usines tournent à plein régime (88% de leur productivité, du jamais vu depuis 1991), on est tous copains… Une étude de l’Association Française des Economistes d’Entreprise a même déterminé que seule « une saturation de nos moyens de production pourrait ralentir la croissance . » Incroyable ! Après vingt ans de crise, de chômage et de courses chez Leader Price, nous risquons de sombrer à nouveau dans la misère parce que nous sommes trop bons. Parce que les types de chez Renault n’arrivent pas à fabriquer suffisamment de Twingo pour répondre à la demande. Jamais nous n’avions été aussi confiants dans l’avenir et si près d’en finir. Selon I’Insee, près de neuf français sur dix estiment qu’ils vont vivre heureux dans les prochaines années, mais à peine un quart d’entre eux (23%) trouvent dans la vie professionnelle une forme d’intérêt quelconque. CQFD.
Le seul échec de la nouvelle économie (à part les tôles magistrales qu’elle se prend en bourse) est d’abord humain. Dans les années 80, la récession et le péril japonais avaient amené les entreprises à se comporter comme l’US Navy, enrôlant leur personnel dans un combat collectif qui ressemblait plus à une guerre de tranchées qu’à un emploi rémunéré. Afin de redynamiser les troupes, des consultants avaient même demandé au petit personnel de se prêter au « jeu de la vérité », en posant dans la plus stricte intimité devant un photographe mandaté par l’entreprise. Quelle différence avec certaines start-up qui exigent de leur salariés une transparence absolue et un accès libre à leur agenda ? A Honfleur, la firme AkaI demandait autefois à ses mille employées de participer à un concours de productivité avec leurs mille collègues d’Osaka. Quelle différence avec l’atmosphère de cannibalisme – stimulée par les stockoptions et l’obligation de rendement – qui régie aujourd’hui dans les grandes sociétés informatiques ? A Rennes, au plus fort de la crise, la firme Canon avait imposé à sept cent cinquante salariés le port d’un uniforme vert et blanc, quelles que fussent leur fonctions et leurs qualifications. Quelle différence avec les start-up de la Republic Alley (un immeuble Internet en plein Paris) qui fournissent des gilets en peau de mouton pour « avoir chaud l’hiver et rigoler un bon coup » (le stock provient d’une peausserie en faillite, symbole de l’ancienne économie) ?

 

BAISODROMES
« L’une des caractéristiques de l’entreprise totalitaire est de briser les frontières entre lieux de travail et lieux de distraction », écrivait, il y a quelques années, le sociologue Eugène Enriquez dans son livre I’Homme à l’échine pliée (Deslée De Brower). Coïncidence ? Jusqu’à son dépôt de bilan, Boo.com organisait des courses de karting dans les faubourgs de Londres et des tournois de vodka dans ses bureaux parisiens. Aux Etats-Unis, les plus grosses firmes de e-business proposent à leurs employés des randonnées en kayak pour améliorer leur combativité. A force de travailler quinze heures par jour, bien des sociétés Internet sont également devenues des baisodromes, où le personnel développe, faute de mieux, une sexualité « corporate ».
Pendant ce temps-là, de plus en plus de salariés- commencer par ceux de ce magazine – refusent d’avoir un portable, ne lisent plus les fax ou les e-mails et se posent d’étranges question. La génération qui avait 20 ans au moment de la Guerre du Golfe; celle qui a vu ses parents terrorisés par le chômage et suivi des études qui ne menaient nulle part, est ravi de cette soudaine prospérité mais propose une autre idée de start-up : neplusenbranlerune.fr. Voilà un beau projet de rentrée. D’ailleurs, le nom de domaine n’est même pas déposé.

A lire : « Les Succursales du rire (de l’usage du comique en entreprise) » (Imago) de Jean-Pierre Frappier ; « La Grande Croissance » (Robert LAffont) de Peter Shwartz; « l’Homme à l’échine pliée » (Deslé de Brower) d’Eugène Enriquez.  

 Par Olivier Malnuit 

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