Profession : Fouineur

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Ses enquêtes ont poussé deux ministres à la démission et ringardisé le travail des confrères. Fabrice Arfi, l’enquêteur du site Mediapart, peut-il relancer une pratique qui lui est cher : celle du journalisme d’initiative ?

« Ça va tomber demain. Tu vas voir, ça va être violent, mais t’inquiète pas, on est là. » Ce 8 février, Fabrice Arfi a toutes les raisons de se sentir sonné. Son patron Edwy Plenel vient de l’appeler pour lui dire qu’un article à paraître le lendemain matin innocentera le ministre du Budget Jérôme Cahuzac, accusé par son enquêteur-vedette de détenir un compte non déclaré à l’étranger. « L’affaire » se termine donc en eau de boudin. Mediapart, fragilisé par la multiplication d’attaques sur ses méthodes, se prépare à encaisser le coup. Quant au journaliste en question, devenu le punching-ball préféré des éditorialistes, voilà des mois qu’il se voit accusé de pratiquer « un journalisme au conditionnel ». Il tenait bon, jusqu’ici. Mais demain ? « Les Suisses blanchissent Jérôme Cahuzac » écrira le Journal Dimanche en « une ». À l’indicatif.

« Je connais plus d’une rédaction où l’on aurait demandé au journaliste de s’arrêter, de se calmer ou de s’absenter » reconnaît Fabrice Arfi aujourd’hui. « J’ai vu le moment où ils allaient réussir à enterrer l’affaire, où je n’allais pas pouvoir m’en sortir. » Pendant un mois et demi, c’est la cata’. Les communicants de Cahuhaz ont gagné. Certains de ses contacts sont convaincus qu’il s’est gouré, que Mediapart l’a laissé accuser un serviteur d’état sans disposer de la moindre preuve… Lorsque nous le retrouvons deux mois plus tard, la donne a changé. Fêté et congratulé de toutes parts depuis le mea culpa public du ministre le 2 avril, il reste lucide. Conscient qu’ils ne sont pas passés loin de la déroute…

Ce grand gaillard barbu, disert et énergisant, nous reçoit dans un coin de l’immaculé open-space qui sert de base à Mediapart dans le douzième. On l’interrompt alors qu’il met les touches finales au livre qu’il consacre à l’affaire, attendu en librairie ce 17 mai*. On s’installe autour d’une table de réunion, seul espace inoccupé de l’étage. Car même si deux de ses collègues se passent un ballon de foot, l’ambiance est studieuse. Les autres sont au téléphone, ils pianotent sur leurs claviers… Aujourd’hui, avec Arfi tiré d’affaire et Cahuzac profitant de son temps libre pour peaufiner les éléments de langage à ressortir en interview, certaines questions reviennent concernant la méthodologie du site. Celles concernant les « preuves » se sont tassées, la bande à Edwy ayant réussi à faire comprendre qu’un journaliste a surtout « des sources » (même si, dans l’affaire Cahuzac, ils avaient les deux à foison). Celles concernant le rôle, mi-flic, mi-journaliste qui colle aux moustaches de son patron sont plus tenaces. Et appellent une réponse nuancée. « Les ‘affaires’ dont on parle aujourd’hui – Karachi, l’affaire Takkiedine, l’affaire Kadhafi, l’affaire Bettencourt et, enfin, l’affaire Cahuzac – ont d’abord été des révélations journalistiques, sortis par la presse, en l’occurrence Mediapart, et sont ensuite devenues des affaires judiciaires »détaille-t-il.

Refusant de se voir taxés, lui et ses collègues, de « premiers flics de France », et peu convaincu de la pertinence du terme « journalisme d’investigation » (« Y a le journalisme d’information et le journalisme de commentaire, point »), Arfi lui préfère celui de « journalisme d’initiation ». En guise de définition, il nous fait réviser nos classiques. « Si Watergate – considérée à juste titre comme le Graal journalistique –, fait tomber Nixon, c’est parce qu’un procureur, et le Congrès américain, se sont emparés de l’affaire. Qu’ils n’auraient pas pu initier si Woodward et Bernstein n’avaient pas sorti leurs articles dans le Washington Post avant. Sans le journal, on n’aurait jamais su. Mais la conclusion démocratique de l’affaire – la démission du Président – a été rendu possible uniquement parce que les institutions judiciaires ont pris le relais et fait le job. »

Cet idéal du volet judiciaire complétant le travail d’hier journalistique ne date pas d’hier. A la fin des années 90, son BAC éco’ en poche – « la filière avec autant de filles que de garçons » -, le jeune Lyonnais se cherche. Guitariste frustré, Fabrice Arfi se décide, sous influence Lester Bangs, de devenir critique-rock. Il s’inscrit dans une école privée de journalisme, profite du premier stage proposé pour rejoindre la rubrique « musique » du Lyon Figaro. Il inonde les pages de ce supplément régional d’articles « prétentieux et pompeux » avant d’être rapidement salarié. Nous sommes en l’an 2000, Fabrice Arfi a 18 ans. C’est le départ à la retraite d’un voisin de bureau, chroniqueur judiciaire, qui scellera son sort. Arfi reprend sa rubrique, se reconvertissant dans le suivi de procès. « Peut-être qu’un atavisme personnel s’est rappelé à moi » dit-il à propos de cette reconversion. Un atavisme ?

Né à Lyon le 4 septembre 1981 – l’année où un certain Edwy Plenel, rattaché aux pages « éducation » du Monde, se montre mieux adapté à la rubrique « police » –, Fabrice Arfi grandit avec « une mythologie paternelle particulière ». Le père est policier à la brigade financière. Notre futur fouineur des sous-sols de la République vit dans une ambiance « de lutte anti-corruption » – sa mère, prof, est « une indignée » qui a milité au PS – mais c’est la découverte d’un livre qui complétera le tableau. Un exemplaire de La Part d’ombre, du susnommé Edwy Plenel, lui est prêté, alors qu’il est encore ado, par un « pote flic » de son père, « proche du réseau de sources d’Edwy ». Ecrit au début des années 90, le journaliste à moustache y livrait ses doutes et ses contradictions alors qu’il enquêtait sur les zones d’ombre de la Mitterrandie. Le récit fascine Arfi. Pour le « côté romantique » de la pratique journalistique (le combat face à une présidence), et pour ce qui y est dit du rôle du journaliste dans une démocratie.

Plus tard, quand il se retrouve nommé chroniqueur judiciaire, il y repense : « J’étais frustré d’avoir à rendre compte de dossiers déjà bouclés. J’aurais voulu remonter le fil, pouvoir m’intéresser aux dossiers avant même qu’ils n’existent d’un point de vue judiciaire. » Et se met à rêver d’un « journalisme d’initiation » qui lui permettrait de griller la politesse à ces messieurs de la police… En attendant son heure, il troque le Lyon Figaro pour 20 Minutes, pige pour l’AFP, Libéle Canard enchaînéLe Monde, se retrouve à la tête d’un éphémère hebdo, La Tribune de Lyon, dont il sera viré pour avoir voulu y publier une enquête mettant en cause le financement occulte de l’antenne lyonnaise du PS (son actionnaire est un proche du maire). Il retourne à la pige et, « un peu désoeuvré », finit par appeler l’idole Plenel, fraîchement débarqué de la direction du Monde. Les deux sympathisent. Peu de temps après, Plenel annonce le lancement d’un pure-player financé par ses abonnés, Mediapart, censé redonner ses lettres de noblesse à l’investigation. Fabrice Arfi, 26 ans dont huit de métier, en sera.

Recruté pour former un binôme avec l’enquêteur plus expérimenté Fabrice Lhomme, venu du Monde avec Plenel, Arfi est l’un des vingt-cinq journalistes à temps plein présents au lancement du site en mars 2008 (ils sont trente-et-un aujourd’hui). Pendant trois ans, il « fait la voiture-balai » entre Paris et Lyon, avant de s’installer définitivement dans la capitale, avec famille recomposée, en 2011. Fabrice Lhomme, qui a 42 ans au moment de leur rencontre, prend la jeune recrue sous son aile. « Quand il est arrivé à Paris, il ne connaissait personne, aucun juge, aucun magistrat. Mais il avait déjà le regard et l’intelligence instinctive qui caractérisent les bons enquêteurs. Et aussi le côté pitbull du mec qui ne lâche jamais. Je lui ai présenté mes contacts. J’avais envie de transmettre, mais pas à n’importe qui. » Son plan est limpide : « On (Mediapart) est petits, on est mal-vus. Eh ben, on va être les meilleurs. » Une source interrogée par « les deux Fabrice » se souvient d’un « taiseux, posant les bonnes questions. Fabrice Arfi, c’est un peu le Keyser Söze du journalisme d’investigation : personne l’a vu venir ! » L’homme qui a tenu tête aussi bien à des ministres qu’à ses confrères pendant quatre longs mois se contente d’avouer un « esprit bagarreur, un peu cour de récré, un peu canaille ».

Dès sa création, le duo Lhomme-Arfi frappe fort. Ils enquêtent sur Karachigate, sur l’affaire Woerth-Bettencourt. Rapidement, ils sont considérés « les deux journalistes en pointe de l’équipe » (dixit le directeur de la rédaction de Mediapart François Bonnet, lorsqu’il se plaint, en 2011, des tentatives du Monde pour débaucher ses journalistes). A l’été 2010, Mediapart récupère les 21 heures de bandes enregistrées chez Liliane Bettencourt par le majordome de la maison. Fabrice Arfi : « Avec la rédaction, on décide qu’on ne touchera pas à la vie privée, et on fonce en enquêtant sur la fraude fiscale, sur les liens avec Eric Woerth. » L’affaire fait un carton. Mediapart double son nombre d’abonnés, et devient rentable. Mais le binôme responsable de ce joli coup se sépare. Lhomme, qui part relancer le service investigation du Monde, propose à son comparse de le suivre. Arfi refuse. Brouille.

A l’été 2012, Arfi s’intéresse à Cahuzac. Le comportement de celui-ci l’intriguait du temps de son enquête sur Woerth : le roi de la moumoute chirurgicale, alors président PS de la commission des finances, était venu à la rescousse du trésorier de l’UMP, en lui offrant un témoignage de moralité dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne… Du coup, quand il entend Woerth rendre la pareille au nouveau ministre du Budget, au cours d’une émission de radio, Arfi« trouve ça curieux et décide de travailler sur Cahuzac, sans savoir ce qu’[il] va trouver. » Car Mediapart a été pensé pour permettre à ses limiers de se consacrer à ce genre d’intuitions. Ses journalistes, payés correctement (Arfi gagne €4000 net par mois ; et 90% du budget da la boîte est consacré à la rédaction), peuvent se consacrer plusieurs mois à une enquête. En démarrant la sienne, Arfi entend parler d’un compte suisse que détiendrait le ministre et fait appel à ses collègues : ils seront dix membres de la rédaction à travailler sur la future enquête Cahuzac, chacun selon sa spécialité, autour du « poisson-pilote » Arfi. Autant dire que le 4 décembre, date de la publication du premier article, ils sont, après quatre mois de travail, « sûr de (leur) coup, à 200% ». « Après, une partie de l’histoire n’est toujours pas écrite. C’est-à-dire, à quel point Woerth, et par ricochets Sarkozy, connaissaient-ils la part d’ombre, comme il dit, de Jérôme Cahuzac ? » Le pitbull n’a pas lâché prise, pas tout à fait…

Aujourd’hui, leur « petit laboratoire journalistique » poursuit son œuvre. Les affaires qui en sortent passent bel et bien du journalistique au judiciaire. Les ministres tombent (Mosco’, next ?), les abonnés affluent (plus de 10 000 ces dernières semaines) et les concurrents old-media, pris dans un mouvement de panique face aux récents éclats du site, dérapent : en témoignent les élucubrations de Jean-Michel Apathie ou encore la couv’ de Libé « révélant » une supposée enquête d’Arfi sur les comptes de Fabius (bravo l’ami Bourmeau !)… L’intéressé, qui n’a jamais été un fan du clash anecdotique, refuse de s’en mêler, s’inquiétant davantage du virage psychanalytico-larmoyant pris par l’affaire depuis les « aveux » de Jérôme Cahuzac : « En s’arrêtant sur son mensonge, et en restant sur le registre émotionnel qui lui a été fourni par ses communicants, on oublie les faits : la fraude fiscale, les tentatives d’interférence par des membres du gouvernement… » Comme si les communicants, après avoir perdu la première manche, avaient décidé de prendre leur revanche. « Notre ennemi, c’est la communication, explique ce Bob Woodward des temps modernes. Un adversaire organisé, puissant, riche, qui est là pour briser l’information. Dans l’affaire Cahuzac, la communication (politique, celle des conseillers du ministre de chez Euro RSCG) ont failli gagner. C’est pour ça que journalistiquement, ça a été une belle affaire, c’est la victoire de l’information sur la communication. Et ce serait dommage de leur laisser reprendre le dessus. »

 

L’affaire Cahuzac : en bloc et en détail (éd. Don Quichotte)

LAURENCE REMILA 

[Portrait paru dans Technikart#172, mai 2013. Photo : Arfi chez Bourdin, avril 2013.]