Science et fiction, mariage de raison

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La science, le monde de l’entreprise et les médias inventent chaque jour de nouveaux mots et de nouveaux concepts. De Michel Houellebecq à Will Self, toute une génération d’écrivains s’en emparent pour en faire le carburant de la fiction de demain.

 

La littérature n’est plus le moyen privilégié de diffusion de la culture. On ne va pas pleurer, on le savait depuis un bon moment. Cela a forcément des répercussions sur la langue elle-même. Combien de personnes en France (y compris parmi les plus diplômées) lisent aujourd’hui régulièrement sans jamais se plonger dans un texte littéraire ?

Les cadres passent d’une étude de marché à un bouquin de management. Certains se passionnent pour la recherche scientifique. D’autres se contentent de vouloir déchiffrer la notice technique de leur magnétoscope. Bref, ces milliers de pages imprimées finissent par créer une sorte de növ-langue monstrueuse, truffée de mots techniques à l’origine obscure, d’expressions toute faites et hasardeuses, de concepts parfois intéressants, souvent fumeux, qu’aucune autorité intellectuelle ne s’est donnée la peine de valider.

Ces métastases de la langue, cette logorrhée anarchique qui compose l’essentiel de ce qui est lu aujourd’hui, les écrivains vont-ils s’en emparer ? Peuvent-ils regarder avec mépris cette langue du boutiquier et du laborantin, se murer dans la tour d’ivoire du bon français ? Ou doivent-ils la prendre à bras le corps, en faire le terreau d’un style nouveau, le point de départ de récits inédits, s’emparer des idées inusitées qu’elle recèle pour bâtir de la fiction, façonner une nouvelle vision du monde comme d’autres avaient su le faire précédemment, et de manière plus diffuse, grâce au marxisme, à la psychanalyse, voire à des théories plus foireuses (comme la morphopsychologie chère aux auteurs de XIXe siècle) ?

Ainsi, le second roman de Michel Houellebecq, intitulé Les Particules Elémentaires, sorti ces jours-ci. Ici, il n’est plus question d’entreprise comme dans son premier livre Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau) puisque ses personnages principaux sont, l’un professeur, l’autre chercheur en biologie au CNRS. Mais ce gros pavé – presque balzacien dans sa volonté d’embrasser les destins croisés de deux frères de la naissancc à la mort – s’attaque à des pans entiers de la connaissance, vierges de toute exploitation littéraire. Il y est question de génétique – Michel, l’un des deux frères travaille à décoder la formule mathématique de l’ADN – mais aussi de physique quantique, de théorie du chaos ou d’histoire économique contemporaine. Vibrant plaidoyer contre la pensée de 68 (Houellebecq semble l’abhorrer sous toutes ses formes, de la libération sexuelle à la philosophie de Foucault ou Deleuze), ce livre pessimiste et froid n’en est pas moins une formidable machine à donner du sens. Houellebecq débroussaille des pans entiers des sciences exactes passant avec virtuosité de la sociologie appliquée aux dernières découvertes médicales sans que jamais on ait le sentiment de se perdre en conjectures savantes. Les résultats de la recherche de pointe certes incontestables (mais incompréhensibles à qui ne dispose pas d’un DEA ultraspécialisé) deviennent sous sa plume un moteur du récit. Grâce à des livres comme Les Particules Elémentaires, le lecteur n’est plus victime de connaissances qui le dépassent, il devient acteur des mutations de son époque.

 

La langue d’aujourd’hui est truffée de mots techniques dont l’origine reste obscure, d’expressions toutes faites hasardeuses, de concepts parfois intéressants, souvent fumeux.

 

Outre-Manche, une nouvelle génération d’écrivains contestataires adoptent une démarche similaire. Ils ne contestent ni le pouvoir, ni les vieilles barbes du milieu littéraire. Non, tout cela les laisse froid. Ils préfèrent carrément contester sa réalité. Will Self, auteur connu pour sa consommation de drogue excessive et son imaginaire foisonnant, est leur plus brillant représentant. Dans son nouvel opus les Grands Singes, il décide, comme son titre l’indique, de s’attaquer à l’éthologie (l’étude des grands singes, justement). Vu le succès du Singe nu et des autres livres de Konrad Lorenz, on comprend que l’idée de les transmuter en fiction le démange. Son précédent roman, Mon idée du plaisir (l’Olivier), partait déjà d’une vérité scientifique peu connue : l’eidétique, mémoire photographique quasi parfaite qui condamne les grands psychopathes à prendre leurs hallucinations pour la réalité. Son éditeur français Olivier Cohen écrivait d’ailleurs à propos de cette nouvelle génération « Ce qui les intéresse, c’est la nature du réel, c’est-à-dire la relation entre le psychisme et le monde qu’il fabrique. La question n’est plus Que faut-il changer?, mais En quoi puis-je me changer? Il ne s’agit pas d’affronter l’Histoire, mais de fixer des devenirs. »
Dans les Grands Singes, Simon Dykes, son héros, se réveille un matin dans un monde dominé par les chimpanzés. Notable différence avec la Planète des singes, à laquelle on pense immédiatement, lui aussi s’est transformé en primate. La lecture de nombreux textes scientifiques permet à Will Self de brosser l’esquisse d’un monde pas si différent du nôtre où l’on conduit néanmoins avec les pieds et où la vie de couple est considérée comme une forme de déviance moralement contestable qui met en péril le modèle traditionnel de groupe familial.

Autre langage a-littéraire par excellence, celui de l’entreprise, truffé d’euphémismes mangeurs d’emplois (compétitivité, productivité, adaptabilité : bref, mille raisons de passer toucher son solde à la comptabilité). C’est lui qui retient l’attention du plus grand nombre de jeunes auteurs français. Il n’est plus seulement question de l’expliciter, il faut aussi le contester ou, du moins, le démasquer. Dans cet esprit, on peut raisonnablement prétendre que Michel Houellebecq fut un pionnier. Dès 1994, il démontrait magistralement avec Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau) comment la rhétorique du management et de l’économie est parvenue à imprégner notre vision du monde. Y compris en ce qui concerne notre vie sentimentale. Il invente au passage le concept inusité de « libéralisme sexuel » qui n’est qu’une extrapolation des des principes d’efficacité édictés par les prophètes du marketing de la gestion des ressources humaines. Et si votre corps, votre rôle social, votre conversation, bref l’offre que vous incarnez, ne faisait pas de vous un produit adapté au marché du sexe (cruel questionnement) ?

Ce livre n’est pas unique : les Perpendiculaires, groupe de jeunes auteurs parisiens (dont Houellebecq fut proche un temps) utilisent régulièrement le langage de l’entreprise comme matériau de base de leur travail littéraire. Ailleurs François Salvaing – dans la Boîte (Fayard), paru il y a quelques mois – fait le récit alerte de son expérience de directeur des ressources humaines. Comme Laurent Gautier s’attaque à ce nouveau degré zéro de ‘écriture que sont les Notices, Manuels techniques et Modes d’emploi. Situé dans une  entreprise d’électroménager, son roman raconte – comme son nom l’indique – a vie d’un homme amené, de restructurations en dégraissages; à occuper le rôle d’unique employé du service des Notices. « Accepter la technique, c’est accepter le médiateur, la soumission au médiateur. La technique désormais, c’est un rapport social, bonjour monsieur, la hiérarchie, bonjour professeur machin, être soumis non seulement à la technique mais encore au maître de la technique, mai on est dans la lutte des classes. Enfin, dans mon idée. »  constate-t-il.

 

 « Généralement dans la littérature, on prend les gens à la sortie du bureau et qu’on les lâche quand ils se rhabillent le matin, pour aller au bureau. »

 

Pour sa part, Jean-Charles Massera, auteur de France, Guide de l’utilisateur (POL) paru au printemps dernier, remarquait : « Compétitivité, réussite, performance… Le travail occupe une place centrale dans nos manières d’être et nos structures de pensée. Or, dans le cinéma, dans l’art et souvent dans la littérature, j’ai I’impression qu’on prend les gens à la sortie du bureau et qu’on les lâche quand ils se rhabillent après avoir baisé, le matin, pour aller au bureau. » Massera prend divers textes, les sample, les découpe, les colle et crée un matériel « romanesque» nouveau et aléatoire : « Il y a un écart croissant entre le temps vécu (pour parler comme Debord), l’expérience de soi au quotidien et le temps de l’Histoire qui est celui de la finance, de l’entreprise et de la croissance, qui court de plus en plus sans nous. » Dans son livre, « cet écart, on le retrouve formellement dans ce montage d’éléments hétérogènes piqués dans la presse, dans des textes de vulgarisation scientifique, dans des guides, dans tous les langages d’experts qui nous retransmettent le monde… » (1) Parfois austère, France, guide de l’utilisateur, se veut une sorte de prototype qu’on lira avec curiosité mais pas forcément de bout en bout.

Outre-Atlantique, en Californie plus précisément, on rencontre un tout autre rapport à la science ou a l’entreprise. Là-bas, à San Francisco, ça fait belle lurette qu’on a pété un câble : et des idées qui passent en Europe pour de la science-fiction se sont muées, entre Silicone Valley et Palo Alto, en un carcan aussi aliénant qu’un autre. Ecstasy Club, de Douglas Rushkoff, nous fait donc réviser dix ans du magazine branché et cyber Wired. Passant tour à tour de la techno aux nouvelles philosophies, de la drogue à l’Internet ou de Timothy Leary à la Scientologie. On s’attendait à un polar traditionnel mais rigolo sur fond de rave californienne. C’est finalement tous les paradoxes de l’escroquerie new age qui sont mis à nu. Plus classique que les autres livres cités ici, il contribue néanmoins lui aussi à donner à la fiction un rôle débroussailleur du sens.
Aller chercher la langue là où elle naît (la rue, la recherche, aujourd’hui l’entreprise ), définir les mots et les concepts, dénoncer le lavage de cerveau rampant. N’est-ce pas, au fond et depuis toujours, le travail de l’écrivain ?

 

Repères

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1994 MICHEL HOUELLEBECQ L’« Extension du domaine de la lutte» de Houellebecq met l’entreprise, son langage et ses codes au centre des au centre des préoccupations de la littérature des années 90.

 

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1996 WILL SELF En lisant « Vice Versa », on découvre Will Self, un auteur anglais qui utilise les dernières découvertes scientifiques pour extrapoler des fictions barrées et hallucinogènes.

 

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1998 LA SYNTHESE Plusieurs romans explorent ces deux nouvelles thématiques, l’entreprise et la science. Ils constituent la tendance la plus intéressante de la rentrée littéraire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Michel Houellebecq
Capture d’écran 2015-07-27 à 15.16.43Le Généticien 
Les Particules élémentaires n’est pas un roman de tout repos. Les personnages sont laids, leurs intentions souvent abjectes, la vie est une salope et le bonheur se révèle impossible. L’un des bonhommes vire raciste et frôle la pédophilie, un autre s’adonne au satanisme. Houellebecq n’aime pas Sollers (décrit comme un mondain insupportable), mai 68, les profs, les chercheurs… En fait, il n’aime pas grand chose. Mais, curieusement, ce pessimisme, ce mal-être qui semble habiter l’auteur comme ses personnages ne débouche sur rien de nauséeux. Houellebecq ne fait pas le procès du désir sous la forme d’un pamphlet discutable et vite expédié mais à la manière du romancier à l’imaginaire dense, au récit charpenté, à l’écriture imparable. On n’est d’accord avec rien et, pourtant, les Particules élémentaires est un grand livre. « Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses, c’est celui qui pose les vraies questions », comme le disait Claude Lévi-Strauss.
« Les Particules élémentaires » (Flammarion). 394 pages. 105 FF. 

 

Will Self 
Capture d’écran 2015-07-27 à 15.16.53L’éthologue
Simon Dykes était un peintre en vue. Après une soirée de beuverie, il se réveille dans un monde peuplé de chimpanzés et est lui-même devenu l’un d’entre eux. Pas grave, puisqu’il demeure ce même peintre en vue … Seul petit problème : il ne supporte qu’on lui gratte la fourrure pour s’adresser à lui, ou que les critiques présentent leur anus en signe de déférence. Le voilà à l’asile psychiatrique. Là où les Grands Singes diffère radicalement des milliers de livres et de films de science-fiction dans lesquels le héros débarque sur la planète des chevaux, des canards ou des castors à poil dur, c’est qu’ici le singe n’est pas un figurant couvert d’une fourrure approximative. Il est parvenu à notre degré de développement en conservant ses caractéristiques : vie en meute, sexualité sans tabou, déplacement quadrupède… Cette petite originalité, nourrie de lectures savantes, permet à Will Self de porter un regard subtilement décalé sur tout ce qui nous semble le plus indiscutable dans nos moeurs et nos habitudes.
« Les Grands Singes » (traduit de l’anglais par Francis Kerline) (l’Olivier). 462 pages. 139 FF. 

 

Laurent Gautier
Capture d’écran 2015-07-27 à 15.39.50L’ingénieur
Notices, Manuels techniques et Modes d’emploi est le premier roman de Laurent Gautier, un texte court et enlevé. Chez Gautier, la description du monde de l’entreprise se teinte de l’ironie drolatique du Boris Vian de l’Ecume des jours et du malaise diffus du George Perec des Choses : « Paul n’a guère de mal à trouver l’adresse (…) au 12, place G. Monge. Mathématicien, père de l’école polytechnique. Puis la Mongie, sur la route du Tourmalet. Mongolie. Monique. De fil en aiguille, il est 5 heures. Paul referme le dictionnaire, en se promettant de l’ouvrir plus souvent, car on y découvre des choses de Péluse, créateur de la géométrie descriptive. » Notices … offre la vision pataphysique, retenue et habilement croquée de l’angoisse du salarié solitaire. Gautier, c’est Kafka sous Prozac, en quelque sorte.
« Notices, Manuels techniques et Modes d’emploi » (Gallimard). 119 pages. 78 FF. 

 

 

Douglas Rushkoff
Capture d’écran 2015-07-27 à 15.39.58Le gourou 
L’Ecstasy Club est une bande de cinq fans de techno qui s’emparent d’un entrepôt désaffecté pour y vivre et y organiser des fêtes. Ils se branchent sur le Net, font réaménager l’espace par des copains étudiants en architecture, abusent de drogues diverses et c’est cool. Voilà à peu près le sujet du livre qui vaut finalement mieux que son synopsis bourré de clichés. Pourquoi le casque virtuel fait-il bugger les gens comme des ordinateurs, l’armée yankee s’est-elle alliée aux papes de la contre-culture et  la secte Cosmogony pour programmer les esprits des Américains, ferait-on mieux d’arrêter de se défoncer comme des chiens ? Ce sont là les vraies questions auxquelles sera confronté le héros plus lucide et distant que ses camarades pronoïaques. Finalement, on en apprend plus sur la philosophie new age, la recherche en psychologie ou la théorie du complot que sur la house nation outre-atlantique. Un roman américain à l’écriture standard mais au sujet hors norme.
« Ecstasy Club » (traduit de l’anglais par Aline Azoulay) (Alpha Bleue). 387 pages. 149 FF. 

 

(1) « Revue Perpendiculaire », n°10 (Flammarion).
Livres par Jacques Braunstein. 


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