Suge Knight est-il le corniaud du gangsta-rap ?

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Écroué derrière les barreaux, l’ex-boss de Death Row Records Suge Knight attend son procès pour meurtre. Fin logique à une carrière construite sur la violence? Ou piège tendu par ses anciens potes du gangsta-rap? Notre reporter, réalisateur du docu Suge Knight, la loi du ghetto*, a mené l’enquête dans les rues de Los Angeles.

10 Janvier 2015, à Compton, l’un des quartiers les plus ghettos de Los Angeles et berceau du gangsta-rap. Sur le parking d’un fast-food, un homme roule sur deux personnes au   des volant d’un énorme 4×4 rouge. Bilan : un mort et un blessé grave. Malgré l’intervention des secours, Terry Carter, l’une des deux victimes, traîné sur plusieurs mètres par l’imposant pick-up, décède sur le coup. L’autre, Cle Sloan, est transféré à l’hôpital dans un état grave. Les soupçons se portent immédiatement sur l’une des figures les plus sulfureuses de la Cité des anges : Suge Knight. LE parrain du rap des années 90, fondateur du légendaire Death Row Records, label qui a vu éclore et prospérer Dr Dre, Snoop et 2Pac. L’homme qui a importé les méthodes expéditives des bas-fonds de Los Angeles dans les quartiers chics de Hollywood. Filmé par des caméras de surveillance, reconnu par une tripotée de témoins direct, et avec un passif judiciaire à faire pâlir Al Capone, Suge est acculé. Il se rend le soir même aux autorités. Depuis, il est incarcéré dans une prison du comté de Los Angeles et attend son jugement. Le milliardaire du gangsta-rap encourt la perpétuité. quartiers les plus ghettos de Los Angeles et berceau du gangsta-rap.

LE BERCEAU DES BLOODS ET DES CRIPS

Juin 2015, une mini boule au ventre tout de même, on part pour Compton, à 20 kilomètres du centre ville de L.A.. On a rendez vous avec OG Daddy V, bootlegger mythique et ami d’enfance de Suge et des deux victimes. On le retrouve sur le lieu du drame, ce Tam’s Burgers dont le comptoir est carrément grillagé par mesure de sécurité. Ambiance. Six mois ont passé depuis le rodéo sanglant de Suge, et OG se demande encore comment trois personnes qui se connaissaient depuis toujours ont pu en arriver là. « C’est exactement ici que ça s’est déroulé, dit-il en indiquant un bout du parking. Suge voulait voir comment on le faisait apparaître dans le film sur NWA [Straight Outta Compton de F. Gary Gray]. Cle Sloan et Terry Carter ont essayé de le maintenir à l’écart, ils se sont disputés, ça a dégénéré et il a fini par rouler sur Sloan et renversé et tué Terry Carter. Tout le monde ami aussi ».
Compton. C’est donc là que l’histoire de Suge commence et là où elle pourrait se terminer. C’est au  milieu des dealers et des laissés-pour-compte que Suge passe son adolescence dans les années 80. À cette époque, Compton est le berceau des Bloods et des Crips, deux gangs rivaux qui font régner la terreur, faisant de la ville la capitale américaine du meurtre. Le jeune Marion Knight y passe pourtant une enfance protégée dans une famille de classe moyenne. Il va au collège et joue au football américain à haut niveau. Pour Reggie Wright, son ami d’enfance et ex-chef de la sécurité de Death Row, que l’on retrouve à Corona, dans son immense villa bourrée de caméras de surveillance, c’est cet engagement sportif qui a permi à Suge de ne pas tomber dans les gangs : « On a grandi dans un quartier Bloods et, par la suite, le quartier où se trouvait notre lycée était tenu par les Crips. Mais nous, on était des sportifs. Les sportifs ne fréquentaient pas les gangs, et les membres des gangs n’embêtaient pas les sportifs. Il y avait une sorte de respect mutuel ». Une version confirmée par la police, en la personne de Greg Kading, l’enquêteur qui a repris l’enquête sur les meurtres de 2Pac et le Biggie dans les années 2000. Nous lui rendons visite chez lui, dans son bureau orné de nombreuses décorations policières et d’une enviable collection d’armes : « Suge n’a jamais été associé à aucun gang durant son adolescence et le début de sa vie d’adulte. Les choses ont un peu changé par la suite… ».
nwaÀ cette époque, le jeune Suge, 1 mètre 98 pour 130 kilos de muscle, rêve encore de devenir footballeur professionnel. Mais il se rend vite compte qu’il n’a pas le niveau et s’oriente sur un autre filon. La musique. Gary Ballen, bras droit de Jerry Heller à Ruthless Records, dont la maison est décorée de memorabilias de NWA, groupe dont il était le tourneur, se souvient : « C’était un de nos gardes du corps. Au début, il était chargé de la protection de The DOC, un de nos rappeurs ». Fin 80’s, les rues de Compton vivent une révolution, la naissance du gangsta-rap. La figure de proue de ce mouvement est un enfant de Compton, Easy-E. Ancien trafiquant, Easy s’est servi des bénéfices engrangés en dealant pour fonder avec Jerry Heller, un magnat de l’industrie musicale, la maison de disques Ruthless Records. Compton fourmille alors de talents bruts. Easy repère la crème de la crème – Ice Cube, The DOC, et un certain Dr Dre – les met sous contrat chez Ruthless, et fonde NWA, le collectif mythique qui s’autoproclame : « Groupe le plus dangereux du monde ». NWA vend des millions d’albums et fait la fortune des deux patrons du label. Les tensions ne tardent pas à émerger, certains membres du groupe accusant Easy de ne pas leur reverser suffisamment d’argent. Garde du corps chez Ruthless, Suge observe, enregistre et apprend. Gary : « Il était toujours souriant, amical. Un mec sympa ». Affable en surface le Suge, mais en sous-main, l’homme songe déjà à détrôner Jerry Heller et Eazy-E en montant son propre label. En 1990, une rencontre va lui donner l’occasion de mettre un pied dans le business. «Il est devenu le manager d’un mec qui écrivait des chansons, Mario Johnson, plus connu sous le nom de Chocolate, se souvient Virgil Roberts, ex-président de Solar Records et mentor de Suge à ses débuts. Suge l’a ramené à L.A. pour qu’il fasse son trou dans l’industrie musicale. Un jour, Chocolate regardait MTV, et il voit Vanilla Ice en train de rapper “Ice Ice Baby”, une chanson qu’il avait écrite et pour laquelle il n’avait jamais été payé.» Pas n’importe quelle chanson. Avec 11 millions d’exemplaires vendus, « Ice Ice Baby » est le plus gros tube de l’année. Il rapporte à son interprète des millions de dollars. Un pactole sur lequel Suge va foncer tête baissée. La rumeur dit que pour obliger Vanilla Ice à lâcher le pactole, l’apprenti manager le suspend dans le vide du dernier étage d’un immeuble. Le mythe Suge Knight est né. « Cette histoire avec Vanilla Ice, il m’a toujours dit que ça ne s’était pas passé exactement comme ça, nuance Reggie Wright. Disons qu’ils étaient sur un balcon, et Suge lui a dit un truc du genre: ça serait plutôt effrayant si quelqu’un tombait de si haut… » Virgil Roberts a, quant à lui, une version plus légaliste de l’histoire : « Tout ce que je sais, c’est qu’on a fini par signer un arrangement avec Sony et Capitol concernant les droits d’auteur. Ils avaient d’abord refusé de payer, alors on avait engagé une procédure judiciaire et ils ont fini par plier. Mais bon, vous savez, c’est une de ces légendes urbaines qui a aidé Suge à construire sa réputation de dur à cuire ».

DES UZI ET DES FUSILS DE CHASSE

L’aura de terreur de Suge et son habileté à recouvrir les dettes se répandent alors comme une traînée de poudre dans L.A. et ne tardent pas à tomber dans l’oreille d’un autre artiste mécontent de son sort. Virgil Roberts : « À peine un mois après cette histoire, Suge est revenu me voir et m’a dit qu’il avait un nouveau client lui n’était pas payé. Dr Dre. » Si Eazy-E est l’homme qui a initié Ruthless, c’est grâce au talent de producteur du génial Dre que le label cartonne. De NWA à The DOC en passant par Michel’le, chaque album produit par Dre dépasse le million d’exemplaires. Virgil : «Ils me parlaient de tous ces disques à succès et je lui disais : “Et tu n’as pas été payé?!” Il m’expliquait avoir créé le label avec Eazy et qu’ils devaient être associés. Easy devait s’occuper du côté businness, lui du côté créatif. Mais en un rien de temps, Easy et Jerry Heller s’étaient associés et lui s’était retrouvé sur la touche». Suge n’eut aucun mal à le persuader de quitter le label. Ne restait qu’un petit détail à régler : rompre les contrats liant Dre à Eazy-E. Gary Ballen : « Un jour Suge s’est pointé dans les bureaux de notre avocat, un gars qui s’appelait Hiriselsky, et il a réclamé les contrats de Dr Dre, Michel’le et The DOC. Il lui a foutu une trouille bleue, et l’avocat lui a donné les contrats ». Jimmy Z, un saxophoniste ayant collaboré avec Dre à cette époque pour son album Muzical Madness, était présent ce jour-là : « Quand je suis arrivé, Dre gueulait: “Oh bordel! Hiri s’est pissé dessus”. Ils lui avait braqué un flingue sur la tête pour qu’il leur donne des contrats et il s’était pissé dessus de peur ».
La guerre est déclenchée entre Suge et Eazy-E. À la menace sur les contrats de ses artistes, Ruthless répond par le surarmement et rameute tout ce que la rue compte de gros bras. Gary : « Ça ne rigolait pas du tout. Parce que ce n’était pas juste Suge. Il avait une petite armée de Bloods à ses côtés. Nous, on avait des Crips, parce qu’Eazy avait grandi dans un quartier Crips. Tout le monde dans nos bureaux était armé, même nos secrétaires. On avait des Uzi, des fusils de chasse, on était sur le qui-vive, prêts à toute éventualité ». Quelques jours plus tard, Dre appelle Easy pour négocier. Il lui dit de venir sans gardes du corps, en lui promettant qu’il serait seul aussi. Quand Eazy se pointe, pas trace de Dre, mais de Suge oui, entouré de molosses la batte à la main. Suge explique à Easy avoir envoyé un de ses gars dans la maison de sa mère et qu’il détient Jerrry Heller dans un van, donc qu’il ferait mieux de signer fissa les contrats de rupture avec Dre, The DOC et Michelle, sans contrepartie financière, s’il ne veut pas que tout ce beau monde finisse une balle dans la tête… Suge vient de débaucher l’artiste majeur de Ruthlss; Il ne lui manque qu’une chose pour monter son label : de l’argent. Et c’est grâce à l’entregent d’un avocat un peu spécial que les choses vont se décanter. Son nom ? David Kenner. Son fait d’armes ? Avoir défendu de nombreux trafiquants de drogues. Dont le plus puissant d’entre eux, le nabab de la poudre Michael « Harry O » Harris. Jay King, musicien funk et proche de Harry O à l’époque, se souvient : «David Kenner se battait pour faire sortir Michael Harris de prison. Mais Kenner voulait aussi mettre un pied dans le monde du spectacle, et a servi d’intermédiaire entre Suge et Harry O». Ils avaient trouvé la solution parfaite au problème éternel de tout dealer de drogue : comment blanchir son argent ? Harry O décida donc d’investir dans le showbiz. Déjà producteur de spectacles à Broadway (il y lança la carrière de Denzel Washington), il se consacre illico à la musique.

« VA TE FAIRE FOUTRE, SUGE! »

Un avocat fricotant avec des dealers. Un baron de la coke contraint de blanchir son argent. Un apprenti producteur en mal de cash… Le label Death Row (« le couloir de la mort ») est lancé. Sitôt la structure montée, en 1991, Dre entre en studio enregistrer son premier disque, entouré d’un mélange hétéroclite de rappeurs, de bad boys et de fumeurs de weed. Et dès les premiers jours, Suge marque son territoire en posant les bases de sa conception très personnelle du management. Virgil Roberts se souvient : «Une nuit, en arri-
vant au studio, Suge a vu un mec au téléphone. Il lui a dit de raccrocher. Le type lui a répondu: “Écoute je suis invité par Dre, et il m’a donné la permission d ́utiliser le téléphone. Donc va te faire foutre, Suge!” Ce dernier est redescendu en direction de sa voiture, a pris un flingue, est remonté, et a braqué le pistolet sur la tête du mec en lui sommant: “Je t’avais demandé de raccrocher”. Puis il a tiré une balle contre le mur et a déclaré: “OK tout le monde, j’aurais pu le descendre et je ne l’ai pas fait. Mais prenez ça comme une leçon, n’utilisez pas le téléphone ou sinon ce sera votre tour”». …

… Retrouves la fin de l’article dans le Technikart # 195, octobre 2015

SÉBASTIEN BARDOS

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