superCannes – N°07

superCannes07Qu’est-il arrivé à Baby Eva ?

Eva Ionesco raconte son enfance abîmée devant l’objectif nu de sa mère. Dans le rôle de la mère monstre, l’actrice monstre Huppert. Allo, maman, bobo…

Un petit matin en terrasse. Eva boit un Orangina (« un truc avec des bulles ») puis un café. Elle a l’air bien. Aussi bien qu’une caisse avec un bandeau « fragile » collé dessus.

Son film devait s’appeler « I’m Not a Fucking Princess ». Quelques jours avant Cannes, le carton du générique n’avait pas encore été changé. Mais c’est bien désormais My Little Princess, façon d’acter le changement de registre du film lui-même au cours de sa longue gestation. Avec son sujet autobiographique qui, pendant des années, lui revenait « comme un TOC », ce premier long aurait pu être une explosion de rage, il s’est transformé en conte de fées morbide. « Ça finissait très dur, hystérique, dans le chaos, à se couper à la lame de rasoir, à se taper la tête contre les murs. Mais c’était trop facile. De toute façon avec une mère qui dit ‘toute nue !’ à sa fille, tu es déjà dans le film d’horreur ».

Il était une fois Little Eva, modèle photo pour sa mère excentrique dans son appart du cinquième étage transformé en batcave, avec divers accessoires à la Jean Rollin – et les jambes écartées, s’il te plaît. Dans la réalité, elle avait « quatre ans quand ça a commencé. » Et à peu près l’âge de sa petite actrice de 12 ans Anamaria Vartolomei quand ça s’est fini. Photo magazine avait titré « l’Enfant du scandale » pour se donner un prétexte de mettre une gamine érotisée sur sa couv’ (trois fois). C’était aussi ça, les années 70.

Entre 40 et 45 ans aujourd’hui, elle est « contente d’en être là ». L’Orangina n’est peut-être pas assez fort, le café pas assez serré, elle jure qu’il n’y a aucun sentiment de revanche dans son film. « Je ne suis pas sûre que l’art doive être un exutoire ou un déversoir à fantasmes. » Le dit-elle en référence aux photos de sa mère ou à son propre film ? Bonne question… « Lynch est dans ce registre, lui. Mais il n’utilise pas d’enfants, ni de vieilles personnes ou d’handicapés… »

Au rayon des références, il y a ce que le film est et ce qu’il n’est surtout pas. « Je ne voulais pas travailler dans la mise à nu des acteurs comme Doillon, Pialat, qui leur ‘volent’ quelque chose, qui leur prennent ce qui leur échappe. Pas sur ce film-là, pas avec cette petite actrice sans expérience face à un monstre du cinéma. » Comme boussoles, donc, plutôt la série B et « le Aldrich de Chut Chut chère Charlotte et Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? », c’est à dire un cinéma d’horreur du quotidien, où les êtres humains se dévorent entre eux.

L’imagerie « blonde et baroque » du film est marquée par cet Hollywood tardif, entré en déchéance, où le souvenir des stars de l’âge d’or était déjà devenu un puit à fantasmes. Sur ce terrain, Huppert défonce l’écran, passant de Davies à Dietrich, de Swanson à Veronica Lake, d’une scène et d’une robe à l’autre,dans son rôle de dévoreuse frigide, comme si la Reine de Blanche-neige était aussi sa mère, ou qu’elle rejouait certains passages de Grey Gardens.

L’enjeu de My Little Princess est une affirmation de soi. Quand elle prenait les photos, maman Ionesco enlevait manifestement quelque chose à Eva, et pas que ses habits. L’artiste-mère considère encore aujourd’hui que ces photos lui appartiennent. Le modèle-fille estime que son image est sa propriété, et exige donc leur restitution (jusqu’aux tribunaux). « David Hamilton, lui, a détruit les photos des modèles qui se sont manifestées par lettre des années après. Mais ma mère, elle, refuse de me les rendre. C’est comme au moment de l’expo Larry Clarke. Personne n’a évoqué les modèles… Mais est-ce que le mec qui s’est fait prendre en photo il y a trente ans a envie de se retrouver au musée en train de se tenir la queue ? » Devenue réalisatrice, Eva inverse la proposition en filmant une image de sa mère, devenue à son tour modèle et inspiration, et reprend ainsi possession d’elle-même. Ce n’est peut-être pas une revanche, mais une revendication de propriété. Sa vie lui appartient.

Léonard Haddad

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