superCannes – N°06

superCannes06La ligne jaune ?

Tree of Life hué !! Malick moqué ! Les couteaux tirés ! En insérant sa chronique 50’s dans les grands cycles de la vie et de l’évolution, Mister Terrence aurait donc franchi la ligne ? ET si c’était tant mieux ?

Hier, on a passé une super journée cannoise. Le meilleur moment aura été les sifflets du poulailler à la fin de Tree of Life de Terrence Malick, the man who wasn’t there. Bien sûr, ce n’était pas la projo officielle de 19H30. A celle-là, on est sage, on tape fort dans les mains en se mettant debout, y a quand même Brad Pitt dans la salle. Non, les sifflets ont été réservés à la projo presse de 8h30, la séance pendant laquelle les stars font dodo, comme certains journalistes. Sauf qu’elles, les veinardes, le font dans leurs lits.

Ces sifflets-là faisaient chaud au cœur. Pas parce qu’on était d’accord avec eux, bien au contraire, mais parce qu’ils faisaient tomber les masques – et les plumes. Depuis quelques années, on a pu laisser croire que Terrence Malick était un héros de la critique cinéphile. Or, c’est une vue de l’esprit, une sorte de mensonge organisé, une fraude historique. Entre 1978 (date du passage des Moissons du Ciel ici-même) et 1998 (date de la sortie de la Ligne rouge partout), Terrence Malick n’était même pas mé-connu, il était in-connu. Personne n’avait vu la Balade sauvage. Le petit peuple cannois aimait le Carnaval des animaux mais sans le relier ni à des bûchers de sauterelles, ni à City Girl de Murnau – que du reste, personne n’avait vu non plus.

Seuls quelques vieux de la vieille (Tavernier et ses potes de Positif) savaient. Les autres (Cahiers etc.) préféraient André Téchiné. Ça peut sembler étonnant, hein, de préférer les Roseaux sauvages à la Balade sauvage, mais c’était ainsi. Bref, le monde presque entier se foutait de Terrence Malick à peu près autant que le monde presque entier se fout aujourd’hui d’un super cinéaste comme Martin Ritt. Malick avait « arrêté le cinéma ». Il s’occupait des oiseaux, une de ses passions. Michael Cimino parlait de lui avec la gorge serrée, disant qu’il était l’« élu », puis l’imitait en disparaissant à son tour dans les canyons rouges et les effluves de Peyote.

Et puis il y eut la Ligne rouge, il y eut le Nouveau monde. Et puis il y eut le projet Tree of Life, il y eut Brad Pitt, il y eut le rendez-vous manqué de Cannes 2010 – et tout prit des proportions absurdes, démesurées. C’est cette méprise qu’exprimaient les sifflets de 8h30. Ils disaient « mais au fait, on ne l’a jamais aimé ce mec new age qui filme des rouquines à l’église et des rideaux blancs qui volettent. » Ils rappelaient surtout que Terrence Malick est un cinéaste à l’esthétique fragile, cristalline, un cinéaste qui effleure, qui caresse sa matière comme une bise qui se lève, comme un corps astral furète au milieu de ses souvenirs. Pas un cinéaste de masse, mais de chevet. Voilà pourquoi on pouvait jouir de ces sifflets, parce qu’ils indiquaient que ce génie merveilleux nous revenait enfin, qu’on pouvait de nouveau l’aimer sans réserve, parce que sans les autres. Ils prouvaient que seule la distance anthropologique de la Ligne rouge (les Aborigènes) ou du Nouveau monde (les Native Americans) avait rendu acceptable à certains leur logique d’illumination. Ils montraient comment les mêmes déniaient le droit à ce cinéaste stellaire de poser sur sa propre jeunesse, son propre pays, sa propre religion, le même regard émerveillé que sur ceux des autres. Il n’y avait plus de distance, il parlait de Dieu, mais du sien, alors ça n’allait plus. Ces sifflets nous faisaient plaisir parce qu’ils redonnaient foi en notre propre goût, comme avaient pu le faire ceux qui avaient accompagné les délires astraux de Enter the Void, il y a deux ans. Nul besoin de croire pour mesurer combien Tree of Life est un film prodigieux, pour y voir une caresse d’enfance, l’idée syncrétique et pas si naïve que toute vie est une branche du même arbre, y voir des papas, des mamans, des fils, des frères, des rideaux blancs, de l’herbe, des dinos, du base-ball, de l’eau, le ciel, des superstars, le cosmos, des morts, la vie, du too much, du grand tout, des petits rien, des regards, UN regard, des visions, UNE vision. Noé et Malick, même combat ? Le nôtre, en tout cas, oui. Sans aucun doute. Vraiment, hier, on a passé une super journée cannoise.

LH

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