SYLVESTER STALLONE – The Indispensable

Il est venu, il a vu, il a été vaincu, il est revenu. En état de grâce depuis le come-back «Rocky Balboa» / «John Rambo», Sly embarque dans «The Expendables» une bande de mâles bardés d’armes pour célébrer une certaine idée du cinéma d’action. Des 70’s à nos jours, rencontre avec un mythe.

Vous êtes au tableau. Vous comptez sur vos doigts derrière votre dos. Le prof commence à s’impatienter. Vous recommencez pour la énième fois. John Wayne, ça fait un. Bruce Lee, deux. Clint Eastwood, trois. Vous calez encore. John Wayne, oui, Bruce Lee, OK, Eastwood, bien sûr… Euh ? Ne cherchez plus, vous êtes au bout. Dans la catégorie « mythes du cinéma d’action » dont le nom est digne de figurer dans la même phrase que Sylvester Stallone, les costauds qui définissent une époque, un genre, une génération, il n’y a personne d’autre. Trois plus lui, qui font quatre. Comme les Beatles. Comme au Mont Rushmore. Comme dans les Trois Mousquetaires. Le Duke, le petit Dragon, Clint et Sly. Point.

ARNOLD ET WILLIS
Sur la couverture de Technikart, Stallone a 64 ans et des faux airs de George Michael. Ce n’est pas exactement un hasard. 64 ans, c’est son vrai âge à l’affiche de The Expendables et il n’y peut rien si le chanteur de Wham ! a décidé de s’accoutrer comme Cobra depuis son coming out. C’est le destin de Sly, son génie, sa croix : avoir inventé, défini, incarné une idée de cinéma et de l’alpha mâlitude, y compris dans ses demi-bides.
Dans The Expendables, on peut dire qu’il fait semblant. Au nom de son désir de la jouer collectif, il fait mine que d’autres gros bras, 80’s ou non, sont à son niveau. Dolph. Mickey. Jason. Jet. Et puis aussi Arnold et Willis, pour faire le poids sur la balance de la nostalgie 80’s. Tous ceux-là sont des stars, immenses, parfois plus grandes que lui. Mais le fait est que tous sont expendables (sacrifiables), sauf lui. Parce qu’il est un mythe – sans doute même deux –, quelque chose qui dépasse de beaucoup la célébrité, le succès, la réussite, les records. Il est une incarnation. On dirait qu’il le sait.
ADRIAAAAAAANNNE
Comme Wayne, Lee et Eastwood, Stallone a une histoire proche de la fable. Paralysie faciale contractée à la naissance, rictus étrange, voix brisée en mille morceaux, un soft porn au moment des vaches les plus maigres, puis l’écriture d’un des plus beaux films de sport de tous les temps, qui détermine son destin d’underdog infatigable, fonçant comme un taureau dans le rouge des gants de ce sale frimeur d’Apollo Creed. Ironie, ici, dans le fait que ledit Apollo est inspiré de Mohamed Ali, et le petit Balboa, de l’anonyme Chuck Wepner, qui tint quinze rounds contre un Ali vieillissant en 1975.
L’écran de cinéma devient donc un miroir mythologique inversé et Stallone a l’idée grandiose d’en faire son paradis trouvé, où les derniers – comme lui – seront les premiers. Pour cela, il lui fallait à tout prix le rôle-titre de Rocky, la légende dira qu’il s’y accrocha comme un chien à un os, alors qu’il semble bien qu’il n’ait JAMAIS été question de le refiler à un autre acteur. John G. Avildsen (très mauvais cinéaste par ailleurs) signe là-dessus l’un des plus beaux films américains des années 70, l’un des seuls qu’on puisse qualifier de parfait. Les quartiers de viande, le synthé de Bill Conti, ce putain d’escalier qui n’en finit plus, les abdos jusqu’à dégueuler, le bonnet sur la tête de con, l’uppercut de fou qui lance le combat, Adriaaa aaaannne, le grand verre d’œufs crus avalé cul sec, les millions de dollars, les Oscar, tout est bien qui commence tellement bien que c’en est inquiétant.
LOSER INVINCIBLE
Nous sommes en 1976 et Stallone a déjà gravé son nom au fer rouge sur le cuir de cette vache à lait de pop culture. Ce qui est gravé aussi, dans le marbre de sa mâchoire indestructible, c’est l’aspect chrétien de sa démarche et de sa vision du petit peuple américain. Plus ça ira, plus il poussera cette (il)logique vers une certaine folie, notamment celle de Rambo (1982-2008), personnage invincible mais qui perd à chaque fois, totalement paumé jusqu’au dernier épisode où il peut enfin rentrer chez lui.
Parce qu’il n’est pas vraiment « élu », si ce n’est par lui-même, le destin de Stallone ne peut se lire que comme une revanche, une preuve aux sceptiques, un retour en grâce perpétuel après avoir succombé aux pires tentations et au veau d’or de sa propre idolâtrie. Alors il se crucifie, prend toute la misère du monde sur ses épaules et dans sa chair, devenant un monstre sulpicien, moins messianique que christique. Il ne sauve pas, il souffre, Sly, dans son corps et dans son cœur. Il bouge, meurt pas mais ressuscite. Et à chaque fois, il chiale à la fin, comme une merde ou comme un homme, quand tout est perdu ou qu’il peut enfin se laisser aller.
TENUE PARAMILITAIRE EXIGÉE
Enfin, ça, c’est dans les bons films, dans les bons moments, quand il ne se goure pas de chemin. Le reste du temps, il faut admettre qu’il fait souvent n’importe quoi, inventant un surhomme absurde, aux membres apparents aussi veinés que celui qu’il cache dans son slip, une créature dégénérée, pathétique, brinquebalée de nanars en sous-merdes, une star hollywoodienne à qui la revanche, justement, a fait tourner la tête du mauvais côté. Là, oui, se trouve l’autre Stallone, celui qui oublie d’où il vient – les années 70 – pour ne se rappeler que de là où il s’est vu arrivé – les mid-80’s. Mais peut-être est-ce justement son salut, ou un réflexe, quand il est en haut, de se saborder de façon spectaculaire pour se contraindre à tout recommencer non pas à zéro mais encore en dessous, tout en bas, tel un Sisyphe qui se condamnerait lui-même pour l’éternité à son propre supplice. Parce que ce n’est qu’à ce prix que son mythe prend sa pleine signification.
Ceci posé, c’est quand même sympa et assez élégant de sa part d’avoir invité tout ce petit monde dans The Expendables, pour un last hurrah jouissif à la gloire du cinéma bourrin qu’il a inventé il y a une tren-taine d’années. Pour ce film, Stallone joue le rôle de l’hôte. « Vous êtes invité à un film de castagne entre amis, il y aura de la bière, des tatouages, des Harley et des bras cassés. Tenue paramilitaire exigée. » Sly reçoit. Il a dressé la table et mis les petits plats dans les grands, avant les claques dans la gueule.
PALIER MYTHOLOGIQUE
Depuis son retour en 2007 après trois ans de réflexion, il a changé son fusil mitrailleur d’épaule, et de calibre aussi. Systématiquement scénariste et réalisateur des trois films qui ont suivi, de loin ses meilleurs depuis… allez… 25 ans (Copland ne compte pas), il a encore franchi un palier mythologique supplémentaire, pour devenir un homme-cinéma total. Acteur, on peut juste pas lutter, il a dans le cadre la présence d’une montagne dressée au milieu d’une prairie. Scénariste, il a retrouvé la clé de son équilibre, la vulnérabilité, accentuée par le sentiment de fatigue sous ses yeux et par la façon dont ses épaules ploient sous la difficulté de la tâche à accomplir. Réalisateur, personne ne s’aligne, il est aujourd’hui, et de loin, le plus efficace, le plus brutal et le plus limpide du genre. The Expendables n’a même pas besoin d’être totalement bien, il doit juste être bon. Bonnard.
Au moment de faire le service, comme tout hôte attentionné, il réserve les meilleurs morceaux (de bravoure) à ses convives, qui n’en demandaient pas tant. Est-ce que Jet Li donne des coups de pied ? Oui. Statham casse-t-il des gueules ? Oui, les enfants, des tas. Et Arnold lui offre un cigare en balançant deux punchlines. Sly, lui, se contente d’être là, heureux que la fête soit réussie. Revenu de l’enfer et à ce qu’il fait de mieux, on a l’impression que, pour la première fois, il profite sereinement de la vue depuis le haut de la colline, sans éprouver le besoin de tout flanquer par terre. 64 ans, meilleur que jamais. Expendable, mon cul.
L.H.

ALLÔ, BONJOUR, MOI C’EST LÉO, JE VOUS APPELLE COMMENT ? M. STALLONE ?
Sly…

ÇA ME FAIT VRAIMENT DRÔLE DE VOUS ENTENDRE, PARCE QUE VOTRE VOIX EST ENCORE PLUS ICONIQUE QUE VOTRE GUEULE, FINALEMENT.
Ah ah, vraiment ? Eh bien, mon pote, tu t’apprêtes à l’entendre pour un petit bout de temps…

«THE EXPENDABLES», SUR LE PAPIER, C’ÉTAIT UN PEU UNE NOUVELLE «HORDE SAUVAGE» ?
Vrai.

ET ON A L’IMPRESSION QUE VOUS AVEZ CHANGÉ D’AVIS EN COURS DE ROUTE: CE DEVAIT ÊTRE UN BAROUD D’HONNEUR CRÉPUSCULAIRE, VOUS L’AVEZ TRANSFORMÉ EN NOUVEAU DÉPART.
C’est pas faux, il y a eu pas mal de réécritures. Au départ, je l’en visageais comme une bonne façon de dire adieu au cinéma d’action. Mais le film a peu à peu pris sa propre vie. Tu démarres un script, c’est une chose. Mais quand Bruce, Arnold ou Mickey te disent qu’ils sont du voyage, ça change la donne… Je me suis dit : « Oh, oh, intéressant. » Et j’ai réorienté le projet sur des bases qui permettaient d’en faire une série.

A VOS DÉBUTS, VOUS AVIEZ PLEIN DE CORDES À VOTRE ARC. MAIS VOUS AVEZ CHOISI DE VOUS SPÉCIALISER DANS L’ACTION. POURQUOI ?
Ça a été un accident. Déjà parce que ça n’existait pas, les films d’action. Il y avait des scènes d’action, pas des films d’action. Tu penses à l’Inspecteur Harry, c’est un thriller à suspens. Steve McQueen dans Bullit ? Il y a juste une poursuite en voiture, et puis basta. En faisant Rambo, je n’avais pas réalisé qu’il y aurait 80% d’action, pour une raison simple : ce n’était pas le concept, juste le résultat de l’histoire. Si tu y penses, dans Rocky, il y a quoi ? Six minutes de boxe ? Dans Rocky II, encore 90% de drame. C’est Rambo qui a tout changé, sur un coup de dés, puisque le film avait failli se monter avec une bonne dizaine d’autres acteurs, comme McQueen, Nick Nolte, Newman, Pacino… Voilà, ça a été le début.

ET VOUS AVEZ AIMÉ ÇA.
J’y ai trouvé une version moderne de ce qui m’a toujours fasciné dans la mythologie, les héros grecs comme Hercule. Et puis le thème de la rédemption : des héros avec des failles, qui ont commis des erreurs et qui doivent se racheter auprès des Dieux. Ça a capturé mon âme.

VOUS DISIEZ QUE «THE EXPENDABLES» DEVAIT À L’ORIGINE ÊTRE UN ADIEU AU GENRE. SI ON REGARDE VOTRE CARRIÈRE, VOUS AVEZ RÉGULIÈREMENT CHERCHÉ À Y ÉCHAPPER. LES COMÉDIES, «COPLAND»…
Non, non, je n’ai jamais vraiment eu envie d’arrêter. Quand j’étais plus jeune, plus naïf et plus ambitieux, j’avais l’impression que c’était honteux de faire ce genre de films parce que des tas d’intellos les trouvaient simplistes, alors que c’est loin d’être le cas. Ne serait-ce que d’un point de vue logistique, ces films-là sont une tannée, ils dominent ta vie. Dans le bon vieux temps, c’était 120 jours de tournage harassant. Pour The Expendables, un cauchemar aussi. Mais j’ai compris que je ne peux pas échapper à cette image. J’ai eu trop de succès avec. Avec le recul, les comédies, Copland n’étaient pas des tentatives de virages, c’était des récrés, ah, ah.

CE QUI EST DOMMAGE, C’EST DE VOUS ÊTRE CONDAMNÉ À NE FAIRE QUE DES FILMS OÙ LES ENJEUX FINANCIERS ÉTAIENT ÉNORMES, DONC À DÉCEVOIR À CHAQUE FOIS QUE QU’ILS N’ÉTAIENT PAS DES MÉGA-CARTONS.
Bruce (Willis) a compris ça très vite en alternant ses grosses machines – les Die Hard, Armageddon – avec des petits trucs indé. J’aurais dû le faire plus tôt, plus jeune. Mais au moment de Copland, j’avais déjà 50 ans. J’étais dans le circuit depuis plus de vingt ans, les gens avaient déjà développé un stéréotype à mon sujet. Je ne pouvais pas aller plus loin dans le cinoche d’action qu’avec ce personnage de gros patapouf sourdingue. Attention, je n’ai aucun regret, j’aime le film, le réal’ (James Mangold) avait du talent, la réception critique a été super, mais le public ne s’est simplement pas pointé. Mon sentiment, c’est que les gens se sont dit : « OK, pas mal » mais que ça ne les intéressait pas plus que ça. Là, en tant que comédien, tu es face à une réalité et à une décision à prendre : est-ce que tu choisis de respecter ton public ou de ne faire les choses que pour toi ? Tu peux bien sûr combiner les deux, mais ne t’imagine surtout pas que tu vas avoir une seconde carrière comme acteur dramatique. Aucune chance.

IL Y A CETTE QUESTION QUE J’AI TOUJOURS RÊVÉ DE VOUS POSER, ALORS JE LE FAIS: «RAMBO», C’EST UN QUASI REMAKE DE «SEULS SONT LES INDOMPTÉS» DE DAVID MILLER, NON ?
Eh eh, le film avec Kirk Douglas. Oui, il y a des similitudes dans la situation de la chasse à l’homme dans la colline. Mais les personnages sont très différents. Celui de Kirk est plus optimiste et il n’a pas d’expérience militaire.

EN 1982, VOUS TOURNEZ DONC «RAMBO», QUI EST ENCORE UN FILM DES ANNÉES 70…
Ouais.

ET «ROCKY III», QUI EST LE MÈTRE ÉTALON DE L’ESTHÉTIQUE 80’S. LA CONCOMITANCE DES DEUX EST TRÈS FRAPPANTE. MAIS DANS «ROCKY BALBOA», IL Y A CE DIALOGUE OÙ VOUS VOUS DITES «PLUTÔT DES 70’S». C’EST VOTRE SENTIMENT ?
J’appartiens aux deux décennies. Les 70’s et les 80’s. Ma sensibilité, le moment où je suis devenu un homme, tout ce que je sais du cinéma vient de cette époque. Je fais moins la différence entre les deux qu’entre les mecs de cette génération et ceux qui ont 20 ans aujourd’hui, dont la sensibilité, le rapport à la technologie, au sexe et à la politique est très différent. Je me vois comme une créature du passé qui comprend le futur. Comme je dis dans Expendables : « On est des vieux avec des équipements neufs. » Ta monture est fatiguée, mais tu continues d’avancer.

«THE EXPENDABLES» PEUT SE VOIR COMME UN HOMMAGE À UN CINÉMA DISPARU…
Un hommage ? Tu crois vraiment que je suis assez malin pour ça ?

OUI.
Non, Scorsese a inventé le style 70’s, Michael Bay représente celui des 90’s… Moi, les années 80, c’est ce que je sais faire, ce que j’ai appris à faire, mon style vient naturellement de là. Mais je n’ai pas sciemment cherché à le faire « à l’ancienne ». Parce que « à l’ancienne », ça veut aussi dire un rythme répétitif, des plans longs, un montage lent, une musique qui ne propulse pas vraiment le visuel. Attention, j’adore l’approche des films de l’époque, mais j’aime le tempo moderne. Les pulsations ne sont plus les mêmes. Si j’avais fait ce film sur un rythme 70’s, il durerait, quoi, trois heures et demi ? Mon Dieu…

ON VOIT CLAIREMENT QUE VOUS AVEZ SU GARDER UN ŒIL SUR L’ÉVOLUTION DU CINÉMA D’ACTION. DANS LE FILM, IL Y A TOUTES CES INFLUENCES, HONG KONG, LE STYLE RÉALISTE ÉLABORÉ PAR PAUL GREENGRASS DANS LES BOURNE, ETC.
Oui, merci, exactement. Un artiste doit rester ouvert aux influences d’autres artistes. La trilogie Bourne est vraiment sensationnelle en terme d’action contemporaine. Les deux derniers Bond étaient très cool aussi sur ce plan.

POURQUOI ?
Parce que ces films sonnent vrai. Aujourd’hui, les acteurs n’ont plus rien à faire physiquement parce que la plupart des scènes d’action sont gérées par ordinateur. Le souci, c’est que le public est éduqué maintenant, il connaît les ficelles. Du coup, il veut plus de réalisme, plus d’authenticité. Comme je n’avais pas trop d’argent sur The Expendables, je suis revenu à ce que je sais faire le mieux : des corps à corps sans trucages. Bizarrement, ça paraît tout à coup très radical et très nouveau, parce qu’on a eu droit à GI Joe, l’Agence tous risques qui, eux, sont trop fake. Le public veut du vrai. Je me souviens que dans Cliffhanger, j’avais une scène où je devais sauter au-dessus d’un gouffre de quatre mètres. Quand je suis arrivé sur le plateau, le réalisateur (Renny Harlin) avait changé le truc et c’était devenu un vide de soixante mètres. Je lui ai dit que personne ne sautait ça et il m’a répondu : « Oh, mais c’est du cinoche. » On a fait la scène et pendant les projos tests, le public se tordait de rire à ce moment-là… A partir de cette histoire, j’ai compris que si tu fais une cascade trop absurde, le public ne te suit plus. C’est très délicat, parce qu’il est toujours tentant d’aller trop loin.

«THE EXPENDABLES» INVENTE UNE FAMILLE DE GROS BRAS. VOUS AVIEZ LE SENTIMENT D’EN FORMER UNE DANS LES ANNÉES 80 ?
Une famille, non, mais une petite communauté, oui. On savait qu’on appartenait au même monde. On était comme des athlètes engagés dans une compétition. C’était un métier de durs et on se surveillait de près. Parfois, ils me mettaient une branlée, parfois, c’était moi qui les battait. Je faisais Rambo, Arnold faisait Commando, Bruce arrivait avec Piège de cristal. J’essayais un truc différent et Arnold se pointait avec Cameron et son Terminator, un truc de SF comme je n’en avais jamais fait. Il remettait le couvert avec Predator, T2, du coup, je me disais qu’il fallait que j’en fasse un moi aussi. Sauf que moi, quand je fais de la SF, je n’ai pas Cameron et ça donne Judge Dredd

C’EST QUAND MÊME DINGUE, ÇA, QUE VOUS N’AYEZ JAMAIS VOULU TRAVAILLER AVEC LES GRANDS CINÉASTES DE VOTRE ÉPOQUE.
Mais c’est EUX qui voulaient pas de moi, tu déconnes ou quoi ? Je le sais bien, moi, que je n’ai quasiment travaillé qu’avec des débutants ou des réals moyens. Et ouais, j’ai toujours été jaloux de ne pas avoir les grands. Arnold, lui, était plus malin, il avait les meilleurs, c’est pour ça qu’il a eu une formidable carrière, peut-être même plus belle que la mienne. Alors quand j’étais dans le trou, je me suis dit que si j’avais une nouvelle chance, je réaliserais les films moi-même. Comme ça, plus d’excuses, tu vois ? Non, mais franchement, tu rigoles ? De Niro a eu Scorsese, pas mal, non ? Harrison Ford, Spielberg. Et moi, pendant ce temps-là, j’avais, euh, machin… je ne sais pas. Même un réalisateur super sous-estimé, celui qui a fait Flashdance

ADRIAN LYNE.
Oui, j’aurais adoré bosser avec un mec comme lui. Michael Douglas a eu un sacré bol, il a travaillé avec tous ces mecs. Je me disais : « Faudrait qu’il essaie les miens, il verrait sa douleur ! » Ah ah. J’essaie de garder le sens de l’humour sur le business. Mais c’est comme en sport : si le coach est mauvais, tu gagnes pas, même si tu as des super joueurs.

SUR TOUTE CETTE PÉRIODE, VOUS AVEZ DÛ EN AVOIR DES RÉUNIONS OU DES DÉJEUNERS DE TRAVAIL AVEC DES RÉALISATEURS DE PREMIER PLAN. ILS VOUS ONT DIT POURQUOI ILS NE VOULAIENT PAS DE VOUS ?
Naaan, pff, j’aurais bien aimé qu’ils soient aussi honnêtes. Et puis, je le sais au fond, je comprends. Quand tu as écrit toi-même, et réalisé des films, quand tu as déjà été capitaine, un autre capitaine ne veut pas de toi sur son bateau. Point. Il ne veut pas parce qu’il sent que tu as ton propre avis, que tu ne choisirais peut-être pas cette focale ou cet angle de caméra. Too many cooks spoil the soup. C’est pareil pour Eastwood. Avec l’expérience, il a compris que le meilleur réal’ auquel il aurait droit, c’était encore lui, et il est effectivement devenu sacrément bon. Tu en connais, toi, des auteurs-réalisateurs qui ont été dirigés par d’autres grands metteurs en scène ?

Y EN A, JE SUIS SÛR QU’IL Y EN A.
Pense à Orson Welles. Une fois qu’il a fait ses deux premiers grands films, qui l’a pris ? Personne, ou presque. Parce que tu lui dis : « Mets-toi là » et tu vois dans son regard qu’il pense : « Fuck you, il est minable, ton placement de caméra. » C’est pas jouable. Je demande toujours à mon agent : « Pourquoi ça a toujours été plus dur pour moi ? Pourquoi personne n’est venu me voir avec un bon script qu’il suffisait de tourner ? » J’aurais aimé avoir True Lies ou le Sixième Sens, ça ne s’est juste pas produit. Mais c’est OK, je me suis fait une raison. C’est le destin : j’ai toujours dû écrire mes scripts. Ça aura été ma malédiction et, en même temps, ma planche de salut. Parce que Rocky, c’est moi qui l’ai écrit, personne ne me l’a apporté. Et c’est ce qui a changé ma vie et me permet encore aujourd’hui d’être un survivant.

UN GRAND RÉALISATEUR EST VENU VOUS CHERCHER: C’EST TARANTINO. ET PAS QU’UNE FOIS. MAIS LÀ, VOUS AVEZ REFUSÉ. PAR PEUR DE LA DÉRISION ? REFUS DE VOUS BRADER ?
Je vais te dire ce qui s’est passé. On m’avait proposé le rôle de Jackie Brown, mais il m’a demandé de faire des essais à un moment où je bossais à Miami. Je lui ai dit que je ne pouvais pas venir aux essais, mais qu’en revanche, je ferais le rôle avec plaisir. Bon, ça n’est pas allé plus loin, mais il n’y a jamais rien eu de personnel entre lui et moi. Boulevard de la mort, je l’ai refusé parce que je n’aimais pas le rôle. Ma femme me disait : « Sly, c’est Tarantino ! Tu devrais le faire. » Sauf que le personnage tue des femmes et que c’est un truc que je n’aime pas. A la base, c’est Mickey Rourke qui devait le jouer. Il a refusé, m’en a parlé, mais je ne le sentais pas. J’ai des filles jeunes et je me vois mal flinguer des femmes. Après ça, il a été chercher Kurt Russell.

CE NOUVEL ÉTAT DE GRÂCE, LÀ, LES TROIS SUPER FILMS D’AFFILÉE – «ROCKY BALBOA», «JOHN RAMBO» ET «THE EXPENDABLES» –, C’EST DÛ À QUOI ?
Je crois que tout le monde s’accorde sur le fait que je suis un meilleur acteur à présent, parce que j’ai passé dix ans dans les ténèbres à enchaîner les bides et que ça fait qu’il y a plus d’émotion et de densité dans mon jeu et dans ce que j’écris. En sortant de la projo de The Expendables, Bruce Willis m’a dit : « Je n’arrive pas à croire que tu dises : “Je me suis fait botter le cul” dans le film », parce qu’un héros de film n’est pas censé dire ça. Mais la réalité est la suivante : dans les 80’s, je pouvais affronter des géants énormes et m’en tirer. A mon âge, si je me bats avec un type comme Steve Austin, je me fais botter le cul. Toujours cette notion de crédibilité.

J’AI TOUJOURS PENSÉ QUE C’ÉTAIT LES FILMS OÙ VOUS METTIEZ VOTRE VULNÉRABILITÉ EN AVANT QUI ÉTAIENT LES MEILLEURS…
Oh oui ! Sûr.

«RAMBO» MIEUX QUE «RAMBO 3». «ROCKY»…
… mieux que Rocky 4. Ouais. Là, c’était trop. The Expendables, c’est le bon équilibre : un film d’action émotionnel. Comme le premier Rambo, où je n’étais pas un superhéros, je n’étais même pas très musclé ! Ensuite, tu rentres dans une compétition avec d’autres acteurs, tu travailles tes muscles, tu rajoutes de l’action, des choses absurdes… Et progressivement, tu perds ton âme. Tu ne t’en rends pas compte tout de suite. Seulement quand tu es tout en bas, dans le trou. Parce que quand t’as du succès, tu n’écoutes rien ni personne.

VOUS VOUS REVOYEZ À CES MOMENTS-LÀ, QUAND VOUS ÉTIEZ AVEUGLÉ PAR VOTRE EGO, VOTRE RÉUSSITE ?
Oui. Très souvent. Ça remonte quand tu es seul avec toi-même, devant un soleil couchant, des moments où tu vois clair sur les erreurs que tu as commises. Et là, la facilité, c’est de blâmer les autres, te raconter que tu faisais confiance à des gens qui n’ont pas su te dire : « Sly, ton égo part en vrille, reviens sur Terre. » Mais, au fond, tu es le seul vrai responsable. Ensuite, revenir est très, très dur. Presque impossible.

PAS POUR VOUS…
La beauté du truc, c’est que si je n’avais pas fait tous ces films d’action, ces suites, tous ces trucs qui m’ont valu de me faire démolir joyeusement – les « Rocky V, quel navet, Rambo 3, grotesque, patati patata » , eh bien, je n’aurais jamais pu rebondir. C’est la même chose pour Harrison Ford, Bruce Willis, même Michael Douglas, maintenant, avec Wall Street 2. Ce sont les trucs qui nous ont été le plus reprochés qui, au final, nous ont offert une nouvelle chance.

POURQUOI EST-CE QUE VAN DAMME ET SEAGAL ONT REFUSÉ D’ÊTRE DANS «THE EXPENDABLES» ? EST-CE QU’ILS AVAIENT PEUR DE SE RIDICULISER ? DE FAIRE PARTIE D’UNE BANDE OÙ ILS NE TIRERAIENT PAS TOUTE LA COUVERTURE À EUX ?
Hummm… Il y a de ça, je pense. Quand j’ai proposé le projet à Jean-Claude, je lui ai dit : « Tu vas combattre Jet Li et tu perdras. » Et il m’a dit : « Ça, c’est pas possible. » Je lui ai expliqué que je perdrai aussi des combats et là, il m’a répondu : « Sly, tu devrais faire un autre film. Tu devrais jouer un prêtre qui aide des Latinos. » J’ai dit : « Mais de quoi tu me parles ? » Ah ah. Alors on a pris Dolph Lundgren et, rétrospectivement, je pense que c’est mieux. Seagal, lui, avait eu une très mauvaise expérience avec le producteur… Bruce a joué son rôle, et c’est super !

POURQUOI METTRE TANT L’ACCENT SUR LA SCÈNE AVEC SCHWARZIE ET WILLIS DANS LE MARKETING, AU RISQUE DE CRÉER UNE DÉCEPTION QUAND LES GENS SE RENDRONT COMPTE QU’ILS N’ONT QUE PEU DE PRÉSENCE À L’ÉCRAN ?
Oh, non, je ne crois pas. Je l’ai dit partout : il n’y a qu’une seule scène parce que le gouverneur a des horaires compliqués. Il a fait ça un samedi, à 4h00 du mat’, pour être sûr que ça ne coûte pas d’argent au contribuable. A cause de ces contraintes, je n’ai pu faire qu’une scène avec lui. Depuis le début, j’avais prévenu que ce serait un caméo. Je ne mens à personne ! Par contre, c’est vrai que dans la bande-annonce, j’ai pensé qu’on devait le mettre. C’est tellement bon : moi, Bruce, Arnold… Si tu ne vas pas voir le film, au moins tu auras vu ÇA.

AU MILIEU DES ANNÉES 80, AU SOMMET DE VOTRE SUCCÈS, IL Y A EU CETTE INCOMPRÉHENSION TOTALE DE CE QUE REPRÉSENTAIT LE PERSONNAGE DE RAMBO.
Ça, c’est sûr.

AU MÊME MOMENT, IL Y AVAIT LE MÊME CONTRESENS À PROPOS DE BRUCE SPRINGSTEEN ET DE SA CHANSON «BORN IN THE USA».
Oui, c’est vrai, je m’en souviens.

MAIS SI LUI S’EST EFFECTIVEMENT RÉVÉLÉ DE GAUCHE, VOUS N’AVEZ JAMAIS CACHÉ VOS SYMPATHIES RÉPUBLICAINES. EXPLIQUEZ-MOI, JE COMPRENDS PLUS RIEN.
Ah ah ah ah !!! Ecoute, je suis conservateur, pas de doute là-dessus, alors que Bruce est progressiste. Mais si tu fais une demi-seconde abstraction du bullshit politique, on n’est pas si éloignés l’un de l’autre. Lui comme moi, ce que l’on recherche, c’est un respect absolu de la dignité humaine. Qu’elle soit protégée en toute circonstance, pour nous-mêmes, pour nos enfants. Après, on vient de camps différents, les partis changent, les conversations varient, mais sur le principal, on se rejoint.

ET DONC RAMBO…
Pour moi, il était comme le monstre de Frankenstein. L’Amérique l’a pris tout jeune et l’a fabriqué pour l’envoyer à la guerre. Et quand il revient, elle ne veut plus de lui. Alors, le monstre s’en prend à son créateur. Pour moi, c’est la même chose que Jimmy Dean dans A l’est d’Eden, quand il dit à son père : « Tout ce que j’ai fait, c’était pour te plaire ! » Mais ça m’a échappé, c’est devenu politique. Les mecs qui avaient fait Coming Home, Jane Fonda, les autres, ont stigmatisé le film comme symbole du pouvoir reaganien, ce qui n’a aucun sens, y compris si on regarde le 2 et le 3 : le personnage ne vit même pas en Amérique, il est totalement désespéré, il n’y a aucune victoire dans sa vie. Ni pour lui, ni pour l’Amérique. Ça a fait de moi la cible de commentaires politiques très durs. Je m’en tape un peu, mais beaucoup de gens prennent ça très au sérieux dans les milieux où j’évolue. Je leur dis : « Mais merde, jugez-moi sur la qualité des films, pas sur le pseudo discours que VOUS y mettez. » A la fin de Rambo, l’Amé rique n’a toujours pas gagné le Viêtnam, que je sache. Stop à la fin !

LE MANQUE DE RECONNAISSANCE, VOUS EN SOUFFREZ ?
Bah, ça m’aide aussi. Je n’ai jamais été bien reçu. Même Rocky n’a pas eu de si bonnes critiques que ça. Mon style, ce que je représente physiquement, ce que je suis censé représenter politiquement, tout ça n’est jamais bien passé dans la presse. Auprès des gens, oui. Mais la presse ? Je respecte, je prends mon téléphone, je donne mes interviews, mais faut croire que je ne sais pas bien communiquer avec les journalistes. Quand j’ai écrit cette scène, où Rocky parle à son fils et lui dit : « Ce ne sont pas les coups que tu es capable de donner qui comptent, c’est combien tu es capable d’en prendre tout en continuant à avancer », je parlais de moi.

VOUS DISIEZ QUE SCHWARZIE A UNE MEILLEURE CARRIÈRE QUE VOUS, JE PENSE QU’IL NE S’ALIGNE PAS UNE SECONDE. C’EST UNE STAR, VOUS ÊTES UN MYTHE. Y A PAS PHOTO.
Et moi qui essaie de rester humble…

CE SERAIT QUOI, VOTRE ANALYSE DE CE QUE VOUS INCARNEZ ?
Pour les gens, je représente l’underdog. Le mec qui n’avait pas un don extraordinaire mais qui ne laisse jamais tomber. Si ça prend dix ans, ça prend dix ans. Et ça, ça a à voir avec ce que tu as dans le cœur, pas dans les muscles. On en revient à la mythologie. Le héros doit traverser des épreuves, tester sa force. Il est torturé, battu et il revient. C’est ce que je disais à Jason Statham sur le tournage : pour être un héros, tu dois souffrir. Tu dois être vaincu pour mieux revenir. Tu dois traverser l’enfer de Dante ! Alors seulement, tu as le droit d’être un héros.
«THE EXPENDABLES»: SORTIE LE 18 AOÛT.
ENTRETIEN LÉO HADDAD

De «Rocky» aux «Expandables»
40 ANS AU SERVICE D’HOLLYWOOD Depuis «Rocky», la carrière de Stallone semble toujours avoir renseigné sur l’état dans lequel se trouve l’industrie hollywoodienne. Hasard ? Coïncidence? Décennie par décennie, on fait le bilan.
LES ANNÉES 70
Le Nouvel Hollywood commence à s’affirmer vers la fin des 60’s, promettant de faire rentrer pour de bon le cinéma US dans «l’âge adulte» à coups de nihilisme, de violence R-rated et de sophistication formelle. Sly devient membre du club grâce au premier «Rocky» en 1976. Dès lors sa filmo, en tant que réalisateur, scénariste ou simple acteur, s’inscrit logiquement dans une mouvance de cinéma politisée («F.I.S.T»), dont les héros se démarquent par leur soif de revanche et une certaine amertume vis-à-vis de leur terre d’adoption («la Taverne de l’Enfer», première réalisation). Mieux, bien après que les Spielberg, Lucas et autres y aient renoncé, Stallone continue, presque seul contre tous, à faire du «Nouvel Hollywood» jusqu’au premier tiers des années 80, avec notamment le «survival» post-Viêtnam «Rambo», le polar siegelien «les Faucons de la Nuit» et la farce discoïdo-travoltienne «Staying Alive».
LES ANNÉES 80
1982. Pendant que la sécheresse 70’s du premier «Rambo» fait tout juste frémir le boxoffice, la production-design bling-bling, les tubes gold et les veines saillantes de «Rocky III» deviennent, eux, un phénomène de société international, intronisant Stallone comme la superstar de l’époque et ouvrant la porte au règne des «gros bras» à Hollywood, comme dans les vidéoclubs du monde entier. A peine moins désespéré, mais cent fois plus testostéroné que l’original, le second «Rambo» rend le public occidental hystérique, poussant même Ronald Reagan à citer le personnage dans un de ses discours les plus tordants. Las, la bêtise idéologique crasse de «Rocky 4» amorce un déclin express de sa carrière, confirmé par son association avec les infréquentables producteurs Golan et Globus (avec lesquels fricoteront Chuck, Dolph, et tant d’autres) et par le bide de «Rambo 3», film de tous les excès en termes de body-count, de trip égotiste, et de dollars gaspillés, sorti après la débâcle russe en Afghanistan. La fin d’une époque oui, mais pas que pour lui.
LES ANNÉES 90
Les gros bras tombent un à un dans la Cité des Anges et Stallone collectionne les Razzie Awards de pire acteur de l’année. Dès lors, tous ses efforts seront perçus comme ceux d’un has been à la recherche d’un second souffle et le mal-aimé «Rocky 5» en fera les frais. Ses essais comiques, aussi. A partir de «Cliffhanger», chacun de ses blockbusters («Demolition Man», «Judge Dredd», «l’Expert») sera conçu comme un énorme véhicule, updaté 90’s, en vue d’un come-back fracassant. Tous échoueront plus ou moins durement. Lucide, Sly tente, comme tous les ringards de Californie, de faire le coup du «supplément d’âme», en tournant dans «Copland» du prometteur (à l’époque) James Mangold. Prestation démente en vieux shérif bouffi et sourdingue, mais personne ne voit le film. Stallone, pas loin de raccrocher les gants pour de bon.
LES ANNÉES 00
Un dernier baroud d’honneur au rayon navet friqué («Driven») devant la caméra d’un autre gentil ringard (Renny Harlin), avant une descente aux enfers digne de celles de Mickey Rourke et Dolph Lundgren réunis («Get Carter», «Avenging Angelo», «D-Tox»). Stallone n’écrit plus, ne tourne plus, si ce n’est pour faire des caméos honteux par ci, par là («Taxi 3», aïe !, «Spy Kids 3», ouch !). N’appartenant plus à cette époque michaelbayisée, métrosexualisée, jamais aussi proche de la retraite, Sly s’offre un post-scriptum avec «Rocky Balboa», comme on dit «Merci pour l’accueil et au revoir tout le monde». Surprise: le film se joue dans des salles pleines et tout le monde chiale à la fin. D’où un deuxième bouclage de boucle avec le surexcitant «John Rambo». Et, maintenant, «The Expendables». Pile au moment où Hollywood semble avoir égaré, dans le pot de CGI, la recette miracle du blockbuster qui débourre, Sly pourra-t-il redevenir le grand maître artificier de son temps ? Ben, c’est déjà fait, non ?
FRANÇOIS GRELET

LES ANNÉES 80, C’ÉTAIT VACHEMENT BIEN ?
A l’heure où sortait «Rambo 2: la mission», Gaëlle Bantegnie vivait sa vie d’ado dans la banlieue de Nantes. Celle qui sort à la rentrée le très bon roman «France 80» se replonge pour «Technikart» dans cette époque où l’on découvrait «Super Mario Bros» en mangeant de Chamllows.
MERCREDI 23 OCTOBRE 1985
10h00_Je verse les granulés de chocolat Benco puis le lait chaud dans la tasse Arcopal blanche à petites fleurs bleues, ça mousse un peu. Dans l’évier, une dizaine de corn-flakes Kellogg’s ramollis flottent dans un bol de lait en plastique Snoopy. Dans sa chemise de nuit rose, sur le canapé de velours cinq places, Louisa regarde la télé. Anthony est décédé, ma petite sœur et Candy pleurent. Depuis 1979, j’ai vu les 115 épisodes du dessin animé, je sais que «le Prince des Collines» n’est pas mort, qu’il a juste été hospitalisé. C’est l’heure des informations, j’allume la radio. J’ai 14 ans, je suis en 3eD, M. Guivarch, le professeur d’histoire-géo nous a conseillé de lire «Ouest-France»; je préfère écouter Europe 1. Dans quelques jours, Laurent Fabius débattra avec Jacques Chirac sur Antenne 2. Il me plaît bien le Premier ministre, je le trouve cool Raoul. Jacques Chirac est de droite, je ne l’aime pas. Je plonge des biscuits Délichoc dans mon bol de cacao puis tartine de Nutella un certain nombre de Cracottes.
11h00_J’ai trop mangé. Mon père est militant écologiste. Il porte des tee-shirts «Nucléaire non merci». Il n’a pas trop apprécié le dynamitage du Rainbow Warrior en juillet dernier. Il est remonté contre le président mais il revotera pour lui en 1988. Je me lave les cheveux avec du shampooing Pomme Verte, ça sent hyper bon. Moi, je le trouve rassurant François Mitterrand. Ma mère dit souvent que c’est grâce à lui qu’on part en retraite à 60 ans.
12h00_On joue au Frisbee avec Louisa dans le jardin. J’ai froid. J’envoie l’objet volant de l’autre côté du grillage, sur les hortensias du voisin. Je verse une grosse boîte de raviolis Buitoni dans une casserole Téfal. C’est chouette, ça n’accroche pas mais il paraît que c’est cancérigène. J’ajoute un peu de fromage râpé. On se régale. Ma sœur a des moustaches oranges. Pour le dessert, elle ne veut pas de crème Mont-Blanc. 82.17.24. J’appelle ma copine Carine, elle a terminé sa rédac’ et ne devrait plus tarder. Dans deux jours, on passe à 8 chiffres. 40.82.17.24.
13h00_La 2 CV verte de Jean-Michel se gare devant la maison. Carine est venue avec son frère. Il porte une chemise grand-père, un jean fendu sur le genou, pas de chaussettes dans ses sandales. Il est gentil mais un peu bab’. J’avais pas remarqué la bague Yin et Yang sur son annulaire. Il a une répète avec son groupe The Nirvanas dans le centre ville, il veut bien nous emmener au Gaumont. Louisa viendrait bien avec nous, mais non. Carine adore ma nouvelle coupe. Dans la deuche de Jean-Mich’, on écoute une musique bizarre. La grande mèche sur mes yeux, ça fait hyper mode mais c’est quand même un peu gênant. Apparemment, c’est du Magma.
14h00_Dans la file n°1 pour «Retour vers le futur», je prépare un billet de 10 francs. A quelques mètres de nous, y a les gars de 3eC qui font la queue pour «Rambo 2». Olivier Lunel, Jean-Marc Perrochaud, Nicolas Trillard. Depuis quelques mois, je suis secrètement amoureuse de Nicolas et je pique un fard. Chaussures bateau, chaussettes Burlington, jean à pinces délavé, blouson à carreaux Chevignon. Je le trouve super mignon. Carine est toute excitée, elle veut qu’on aille leur parler.
15h00_Je suis installée dans un fauteuil de velours rouge à côté de Nicolas qui me sourit. Il a dû trop sucer son pouce quand il était petit. Je lui propose un Chocoletti. Assise près de Jean-Marc, Carine mange des Chamallows. Olivier est super concentré sur «Rambo 2: la Mission». Je ne comprends pas bien le film. Les gros muscles de Stallone m’impressionnent. Je me demande si mon voisin de gauche aimerait me rouler un palot.
16h00_Nicolas pose sa main sur la couture de mon jean Teddy Smith. Je me penche légèrement vers lui. Je sens une odeur de lessive dans son cou. Sa bouche en cul de poule se pose sur la mienne. Il exerce avec sa langue une légère pression sur mes lèvres qui s’entrouvrent. On mélange nos salives pendant au moins une minute. Je n’entends plus du tout Rambo.
17h00_Avec les gars de 3eC, on boit des canettes de 7 Up sur les marches du ciné. Olivier porte un badge «Touche pas à mon pote» sur le revers de sa veste en jean. Il nous dit qu’il a une conscience politique, on ne répond rien. On se quitte en se donnant rendez-vous. Samedi, à l’UGC,14h00. On ira voir «Trois Hommes et un couffin», la grande sœur de JeanMarc a trouvé ça hyper bien. Avant d’enfiler son casque et de filer sur sa mob’, Nicolas me fait un piou. Je le trouve beau comme Bono, le chanteur de U2.
18h00_Je me prends la tête avec Carine. Elle veut s’acheter un sweat flocons de neige chez Pimkie, moi je dois rentrer. On prend le bus 32, elle boude en insérant le CD de Balavoine dans son walk-man. Depuis deux jours, elle écoute en boucle son dernier album, en particulier la chanson n°2, «Tous les cris les SOS». Elle pleurera beaucoup le 14 janvier 1986. Je suis sûre qu’elle est vexée, elle aurait bien aimé se faire Jean-Marc mais il l’a à peine regardée. Je repense à la langue de Nicolas dans ma bouche. Elle ne me parle toujours pas, elle doit être carrément fâchée. Moi, j’aime pas trop Balavoine. Ça m’agace son côté humanitaire et les comités qu’il a créés dans les écoles. Carine s’est vachement impliquée pour récolter des sous pour l’Afrique au collège, mais j’ai rien voulu donner. La politique, c’est ni les bons sentiments ni la charité, c’est ce que j’aurais dû répondre à Olivier.
19h00_Ma mère a fait des endives au gratin. Je regarde la fin du «Top 50» avec Louisa. J’adore «Into the Groove» de Madonna. C’est cool, ils passent le clip en entier. Eros Ramazzotti est toujours deuxième, «Una Storia Importante» me fait pleurer.
20h00_J’aime que le jambon et la sauce béchamel. Mon père me demande ce qui ne va pas. En fait, ça va très bien, je suis hyper heureuse à l’intérieur mais il n’a pas besoin de le savoir. Je tire la gueule et lui est fatigué. Hier, il a collé des affiches contre les centrales nucléaires jusqu’à 2 heures du matin. On se dispute un peu, je monte dans ma chambre en claquant la porte vitrée.
21h00_Je mangerais bien un Raider deux doigts coupe faim mais je n’ose pas redescendre. Je suis allongée sur mon lit. Je repense à la main de Nicolas sur la couture de mon jean. J’ai oublié de réviser mes verbes irréguliers pour le contrôle d’anglais. Je me dis que j’ai mieux à faire. Ecouter Tears For Fears parce qu’un jour, en sortant du cours de gym, Nicolas m’a confié que c’était son groupe préféré. Bien choisir mes vêtements pour demain parce qu’on doit se voir à la cantine. Des Americana parce qu’il est sportif. Un jean à pinces délavé parce qu’il est décontracté. Un polo parce qu’il est très Lacoste. Un sweat rouge parce que je crois qu’il est taureau. Un bandana dans mes cheveux parce qu’il les préfère attachés.
22h00_J’écoute une dernière fois «Everybody Wants to Rule the World» puis j’éteins la lumière de ma chambre. Tête sous la couette, je repense au goût de Chocoletti dans la bouche de Nicolas. Je m’endors sans me douter que je ne le trouverai pas à la cantine du collège le lendemain, qu’il ne viendra pas voir «Trois Hommes et un couffin» samedi à 14h au cinéma, qu’il préférera sortir avec Jocelyne Perraud plutôt qu’avec moi, que Chirac deviendra Premier ministre en 1986, que Licence IV se maintiendra treize semaines en tête du Top 50 en 1987, que Rocard instituera le RMI en 1988, que je n’irai pas voir «Retour vers le futur 2» en 1989, qu’en 2010 les pulls eighties à manches chauve-souris reviendront à la mode.
GAËLLE BANTEGNIE


 

Technikart #144

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