Tidal est-il un geste avant-gardiste mal compris?

Tidal Launch Event NYC #TIDALforALL

Jay-Z et ses potes ont beau être la risée des réseaux depuis le lancement foiré de Tidal, leur initiative devrait servir d’inspiration aux majors de la musique. Alexandre Sap – patron de l’agence Forward et auteur de The Rebirth Of the Cool : l’avant-garde, salut des industries culturelles* – nous explique comment.

Notre monde moderne a été inventé et pensé par des pionniers qui ont ouvert la voie, tracé un chemin, se sont perdus comme dans l’exemple que je vais vous citer pour retrouver un sens, le bon cette fois-ci, celui qui les mèneront au bout de la route. Ils expérimenteront et réinventerons leur univers, en en réécrivant les règles. C’est ce qu’a voulu initier Jay-Z il y a quelques semaines en créant Tidal, une nouvelle offre de streaming basée sur la qualité du son et surtout sur une idéologie forte, celle que les artistes doivent reprendre le contrôle de leur droits face aux géants comme Deezer ou Spotify. Beaucoup ont vu ici un rassemblement d’artistes millionnaires se regroupant pour amasser encore plus de profit. Or, l’initiative est plus subtile que ça, et surtout plus courageuse: elle tenait à affirmer que la donne pouvait changer, qu’il n’étaient pas esclaves des grands acteurs de la distribution digitale, et qu’ils comptaient s’ériger en véritable alternative face ces sociétés en position de monopole qui n’ont jamais investi le moindre centime pour produire de la musique. Tant qu’elles seront en position de dominance, le marché des industries culturelles ne pourra pas se redéployer, car comme le disait Richard Branson quand il était propriétaire de Virgin Megastore : « Un marché sans concurrence n’est pas un marché ».

Sur quoi reposent les business- models de Deezer ou Spotify ? Sur le talent et le travail des artistes, et les millions de dollars de promotion, de développement et de marketing qu’investissent les majors chaque année, sans retour de la part de ces nouveaux distributeurs qui se partagent la part du lion. Que l’on ne s’y trompe pas, il en a toujours été ainsi. Dans les années 80, Sony faisait l’acquisition à perte de CBS pour récupérer le contrat du plus grand vendeur de walkmans au monde : Michael Jackson. Sony Music était le fabricant de software pour sa maison mère qui produisait le hardware. Mais le cercle était vertueux, verticalement intégré, Sony investissait dans les talents, et faisait des profits en vendant de l’équipement. Son modèle est toujours le bon, la firme japonaise espère beaucoup du développement de ses X-box connectées, et Columbia est aujourd’hui le label le plus prestigieux du monde… Mais la machine est enrouée. La question que l’on ne pose jamais aux dirigeants des sociétés de streaming est : « Qu’avez-vous fait pour la musique ? » Les industries culturelles doivent s’atteler à cette mission, les internautes ont perdu tout respect pour la notion de rémunération de la propriété intellectuelle, en clair: « Fuck les artistes, ils sont bien assez riches comme ça. Télécharger illégalement le prochain album de Madonna ne la mettra pas sur la paille». Il était grand temps que les artistes et les maisons de disques, que Beyoncé, Lady Gaga, Sony, Warner et surtout Universal reprennent leurs destins en main, et constituent leurs canaux de distribution alternatifs. Quand vous produisez un disque sur trois vendus dans le monde, vous détenez le pouvoir. Vivendi est un groupe immensément riche qui a le pouvoir d’imposer ses propres canaux de diffusion, et ainsi ne pas être en position de faiblesse dans les négociations. Or elle manque de courage pour rompre avec son business-model traditionnel, et reprendre le contrôle de sa distribution, en diversifiant les tuyaux digitaux et en abandonnant définitivement le support physique.

L’équation est simple, il faut recréer de l’amour entre les maisons de disques et le public. Le challenge pour un groupe comme Vivendi, leader mondial de l’industrie du disque, propriétaire d’Universal, numéro deux mondial de la télévision payante avec Canal +, est de plonger radicalement l’ensemble de ses actifs dans le XXI ème siècle, dans le total digital, abandonnant les certitudes d’un business-model basé sur les ventes physiques. Quand une entreprise produit plus de 40 % de la musique que vous écoutez tous les jours, elle a le pouvoir d’imposer son propre tempo, et d’accélérer la mise en place de nouveaux usages de consommation. Une décision courageuse sera prise quand Vincent Bolloré fera le pari d’arrêter toute distribution physique (dans tous les cas très coûteuse en fabrication, stockage, force de vente, promotion, retours), et d’investir ces ressources et ce cash dans une période tampon de transition des formats autour de l’immense temple de la culture que pourrait ériger Vivendi fort de la richesse de ses contenus. Vivendi devra alors imaginer le Canal + de la musique, un monde digital aimé et respecté par le public, prêt à payer pour obtenir les contenus exclusifs à l’instar de Netflix, et de l’immense pari gagné autour de la diffusion instantanée, et en intégralité de séries de qualité telles que House of Cards sur leur portail. Vivendi détient des talents et des marques fortes. Il lui suffirait d’imaginer une «lovemark», un lieu de rassemblement, le nouveau temple de la culture à l’image d’Apple, Spotify ou Netflix, en proposant des offres combinées et exclusives, en renversant les positions de dominance, et pourquoi pas en s’alliant avec Samsung pour créer le Wonderland des arts et de la culture? À l’instar de Jay-z mettant à disposition 1 million de copies digitales de son dernier album Magna Carta Holy Grail dans une application propriétaire Samsung. Cela ne l’a pas empêché de vendre un autre million de disques à travers les canaux traditionnels de distribution.

Vivendi est en train de reprendre ses droits avec Dailymotion face au géant Youtube et Jay-z et son clan l’ont fait avec Tidal. Certes de façon maladroite dans leur communication mais le message était là. Comme Michael Jackson en 1981 lors de l’enregistrement de Thriller et de ses vidéos révolutionnaires diffusées sur MTV, Jay-z en 2012 lors de l’enregistrement de Magna Carta et maintenant Tidal, ce regroupement d’artistes qui pourrait marquer l’histoire en imaginant de nouvelles règles, et le futur de l’industrie du disque. C’est sur ces talents que l’industrie doit se reposer. Ils sont l’avant-garde de ce que sera l’industrie de demain.

                                                                                                                         Alexandre Sap