Tout le monde m’appelle Suzy – Chapitre 5

suzy

Chapitre 5

Un bon flic n’attend qu’une chose, c’est qu’on lui raconte des histoires.

Quel genre d’histoire, Biscotte ?

Cela peut concerner aussi bien la vie sentimentale d’un mari que les promenades d’un chien ou encore la saga d’une famille d’industriels… Les histoires sont toutes différentes, cela va de soi, mais elles sont biaisées er toujours incomplètes. Parfois même, on me ment effrontément.

Et alors ?
Je me débrouille.
Une méthode ?
Je pousse les personnes qui racontent des histoires à m’en dire toujours plus.

Séance de Biscotte le 20 août 2007.

*****

Son mari a beau détourner le regard, l’ignorer et la bouder. Elle n’est pas dupe. Il ne s’en sortira pas comme ça. Un peu facile, le coup du chien-chien à sa mémère. Se faire passer pour plus débile qu’il n’est. Quand elle pense que les médecins sont tombés dans le panneau, qu’ils parlent d’un soi-disant choc psychologique, tu parles…Elle est à cran. Au bord de la crise de nerfs. Elle a envie de l’assassiner. Pourtant rien ne transparait. Juste une crispation des lèvres. Et des ongles rongés qui pourraient la trahir. Elle attend. C’est difficile de garder son calme. Mais le jour où son mari reparlera. Ah, ce jour-là ! Elle sortira de ses gonds et l’aura, son explication. Pourquoi est-il parti sur des routes de campagnes ? Qu’a-t-il fait à Suzy ?

Madame Friquet ne décolère pas. Assise sur un fauteuil en skaï, elle fixe son mari. Lui, allongé dans son lit. Toujours endormi. Et elle, effondrée en train d’entendre ses ronflements. C’est….affreux! Madame Friquet avale sa rancune. Ce malotrus a zigouillé la personne qui comptait le plus pour elle. La tentation est terrible de prendre le col de son pyjama et de le réveiller. Mais elle se retient. Elle cherche à comprendre. Il a du profiter de son absence pour faire les choses en douce. C’est bien son genre. Elle l’imagine descendre les escaliers en sifflotant, les mains dans les poches. Se diriger vers la cuisine. Parcourir son emploi du temps affiché sur le réfrigérateur :

-10 heures coiffeur, 12 heures déjeuner copines, 16heures gym cerveau…

Choisir le bon créneau. Entourer le vendredi 17 août entre 8 heures et 17 heures. Balancer la boutade du jour : Des journées bien remplies, je vois. Se trouver désopilant…Prendre tranquillement le petit déjeuner. Un sucre dans son café noir. Poser la petite cuillère sur le côté gauche de l’assiette. Investir la salle de bains. Une brosse à dent électrique. Cirer ses chaussures. Des chaussures anglaises. Visiter sa cave. Choisir un Bourgogne, (sa dernière trouvaille depuis que sa fille Framboise lui a présenté Ben.) Inventer un prétexte. Une balade en forêt. Installer Suzy dans le coffre de la voiture. Allumer la radio. Puis l’assassiner : « Paf », d’un coup, comme ça !!!! Sans se poser de question.

Chaque détail renforce sa conviction d’un acte prémédité. C’est un malade. Un gros malade qui n’a pas supporté l’internement de sa fille. Elle le connait bien. Elle cohabite avec ce monstre froid depuis plus de 25 ans. L’histoire de sa vie conjugale se résume à l’exactitude de ses petits gestes. Elle s’est toujours efforcée de faire le minimum : la messe, les concerts et les déjeuners dominicaux. Mais cette foi-ci, il a dépassé les bornes. Il a assassiné Suzy. Ce n’est pas rien d’assassiner quelqu’un, non ? Involontairement ses yeux se tournent vers ce corps endormi. Elle s’aperçoit avec un dégoût mêlé de colère qu’elle veut sa mort. Un chapelet de gros mots se bouscule au bout de la langue : -Par Sainte Marie de merdouille qu’il crève !

Madame Friquet baisse la tête et fait tourner son alliance. Qu’est-il encore allé chercher ? Elle réfléchit. Depuis son accident, son mari se fait passer pour quelqu’un d’autre…Comment dire ?….C’est vrai que ce n’est pas nouveau. Mais cette fois-ci, il a fait très fort. Son imagination s’est envolée dans des sphères inter-sidérales jamais atteintes…Il se prend pour un chien. Oui, un chien. Malheureusement, ce n’est pas une blague. Son mari marche à quatre pattes et pisse dans tous les coins. Quel drôle de type ! Non seulement il a massacré son gentil Labrador mais il n’a rien trouvé de mieux que d’imiter Suzy. Voilà, c’est ça…la perversité à laquelle elle doit faire face. Sa torture, son tourment, son désespoir…il le fait exprès. Il lui a suffi de moins de cinq minutes à Madame Friquet pour comprendre ce qui est en train de se passer.

Elle est là, devant lui. Et devant ses gémissements…Même dans son sommeil, il s’assoupit comme un chien. Elle connait ses manigances, et son mépris ne cesse d’augmenter. Ce type est vraiment un sacré comédien. Voyons, ma chère Florence, du calme, se dit-elle…Mais elle sent la violence grandir en elle. Elle se lève puis se rassoit. Il est trop tôt…Elle veut l’étriper….Non, elle n’est pas folle. Mais elle n’est pas davantage rationnelle sauf à tenir pour rationnel que toute femme bafouée doit se venger…

A cet instant précis, Madame Friquet sent ses nerfs prêts à lâcher. Elle saisit alors un sac. Sort un dossier. C’est le certificat de décès de Suzy. Une étiquette a été scotchée sur la chemise cartonnée : Labrador femelle 14 ans. Elle arrache le papier et gratte le scotch si violemment qu’elle brise le dernier bout d’ongle qui lui restait. Une goutte de sang s’étale sur le prénom, en dessous de la photo. Madame Friquet n’a que faire de cette photo. Elle n’a plus que quelques minutes avant la fin de sa visite. Quelques minutes pour savoir ce qui a bien pu se passer.

Elle se reprend à imaginer le départ précipité de Monsieur Friquet, le 17 août à 8 heures, pour atteindre son but. La vision vire au cauchemar. Elle voit Suzy, battue, torturée dont les hurlements sont étouffés dans le coffre de la voiture. Madame Friquet se remémore du jour de l’accident. Elle n’a pas eu l’occasion de voir Suzy au petit matin. A 8 heures et deux minutes, son mari l’avait embarquée dans la voiture. Et les heures qui suivirent lui parurent une éternité…

Madame Friquet se tait. Elle sent monter en elle l’angoisse. L’idée de sa Suzy martyrisée lui tord l’estomac. Elle imagine son mari mettre des fils électriques autour de Suzy. Elle revoit la batterie dans la cave. Les idées commencent à s’embrouiller dans la tête. Elle a consulté tous ses comptes, ce matin. Il n’y a plus le moindre centime. Même le compte joint est bloqué.

Madame Friquet le regarde droit dans les yeux. Des yeux pleins de haine. Si elle était sûre de son coup, elle lui enfoncerait le couteau en plein cœur. Mais ce n’est pas le moment, elle garde enfouie l’arme dans son imper. Madame Friquet se sent mal. Une sensation d’oppression l’empêche de respirer. Elle se rappelle du diagnostic du Docteur Pathos :

-Vous souffrez d’une dépression majeure. La mort de Suzy est un électrochoc pour vous. Elle a bouleversé la chimie de votre cerveau.

Et depuis plus de 48 heures, elle souffre d’un dérèglement de l’humeur. Madame Friquet se contient. Et son salaud de mari reste là, impassible. Le visage froid inexpressif…Etendu dans ce lit d’hôpital, elle a l’impression de voir son vrai visage, celui d’un bourreau. Comment a-t-elle été aussi naïve ? Son mari s’en est pris bêtement à son chien…

-Mon Dieu, mais quelle ordure !!!!!

C’est vrai que la veille de l’accident, elle n’en pouvait plus. Son mari a passé son temps à la surveiller. Alors elle est sortie sur la terrasse respirer un bon coup. Puis elle lui a parlé comme jamais elle ne l’avait fait. Tout y est passé. Son mépris. Ses tromperies. Et surtout le comportement difficile de Framboise. La petite n’avait que 16 mois quand elle l’a épousé. Elle s’est souvenue qu’elle était jeune et amoureuse et qu’elle avait eu la faiblesse de croire que les choses s’arrangeraient. En réalité, Framboise ne l’a jamais accepté. Ce jour-là, oui, ce jour-là. Elle a évoqué toutes ses années d’humiliation. Lui a remémoré les bêtises de sa fille et leurs rires complices. Lui a cité la petite phrase assassine :-Mais enfin chérie, elle plaisante ! Celle qui ne faisait que l’enfoncer un peu plus chaque jour. Elle reconnait que dans cette logique, elle a toujours manqué d’un certain sens de l’humour. Parce qu’elle s’est retrouvée parmi eux sans pouvoir réagir. Ce mariage à trois aurait pu durer encore des mois ou des années si, heureusement, elle ne l’avait pas fait interner.

-C’est tout ce que mérite cette petite salope…a-t-elle déclaré emportée.

A ce moment-là, son mari s’est levé et a claqué la porte. Alors qu’il aurait pu avoir le courage de la regarder un peu…Lui dire quelque chose…Avoir une explication, merde ! Lui dire la vérité…Et bien non, cette ordure a préféré s’en prendre à Suzy.

Madame Friquet se retient pour ne pas pleurer. A ces mots, elle s’approche le couteau à la main, se fermant à toute réflexion

-Qu’il crève, pense-t-elle avec un petit sourire en coin.

Quand soudain…Madame Friquet se raidit. Elle entend un Gling, gling…On s’approche avec un charriot. Elle glisse le couteau au fond de sa poche. La mine déconfite. Il ne perd rien pour attendre. En sortant, elle percute violemment Biscotte qui passe par là et s’écroule sur le sol.

-Excusez-moi, vous n’avez rien, j’espère ? demande-t-il embarrassé.

-Non, non, dit-elle énervée.

La boîte de Suzy se met à rouler par terre. Son visage s’obscurcit.

-Je peux vous aider ? insista l’inspecteur interpellé par le désarroi de Madame Friquet.

-Non, merci, répond-elle gênée.
Biscotte est confus. Elle est en colère.
-Oui, dit-elle sèchement en glissant l’urne dans son sac.

Il y a dans l’œil de Madame friquet un je ne sais quoi de morbide qui attire l’attention. Une gêne…Une attitude…Une façon de le regarder…Cette femme a quelque chose à cacher. Dans cette boîte ?…dans son sac à main ? Mais quoi ? Les cendres de son chien peut-être ?

C’est le 20 août à 20 heures.

Le look banlieue ouest de Madame Friquet a laissé place à un laisser-aller. Jogging et baskets usées. Aveuglée par la colère, elle n’a pas reconnu Biscotte. Elle est vraiment…désespérée.