TOUT LE MONDE M’APPELLE SUZY – chapitre 3

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Chapitre 3 :

Le crime est une science, certes, mais une science de l’imagination qui nous permet de répondre aux questions universelles d’un écrivain. Lisez Baudelaire, et vous saurez résoudre une affaire.

Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

Oui, bien sûr. La littérature ajoute une autre dimension à l’exploration de mes nouvelles pistes. Sans Baudelaire comment pourrais-je comprendre la vie, la mort, l’amour ?

Vous croyez donc qu’il existe des similitudes entre un flic et un écrivain ? Non, je ne le crois pas. Je l’affirme. Il y a de « la poésie dans un meurtre ». Tiens donc…Et vous Biscotte, vous seriez un albatros ?
Non plutôt le corbeau, vous savez, celui qui tient un fromage.

Séance Biscotte le 18 août 2007

*****

-Tout va rentrer dans l’ordre, ne vous inquiétez pas…

Les médecins l’ont rassuré. Ils lui ont parlé d’un choc et de la violence de l’accident.

-Cela arrive souvent après une commotion cérébrale.

Apparemment rien d’anormal. Par un phénomène de transfert, la culpabilité serait portée à son paroxysme. Voilà pourquoi il remuerait sa queue! (Charmant diagnostic.)

-Il n’est pas rare de constater ce genre de prouesse physique.

Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, le chef de service a précisé qu’il parlait de la chienne, bien évidemment.

-Je vous parle d’un animal psychique que le malade se serait construit pour ne pas souffrir.

A la façon dont il le regardait, Biscotte s’est demandé si ce type le prenait pour un débile. Ca l’a d’abord sidéré, et puis ça l’a rassuré. (Sa psy aurait sans doute raconté ce genre de choses. Transfert, culpabilité….Des mots qu’il a déjà entendus sur le canapé rouge.) Ensuite, il est revenu à son bureau. Et s’est tapé son premier compte-rendu. Oui, chef !

– 19 août, première rencontre avec Monsieur Friquet.

Ce n’est pas terrible, mais c’est tout ce qu’il a pu écrire pour l’instant. Biscotte n’aime pas écrire. D’ailleurs ça fait plus d’une heure qu’il reste bloqué devant son ordinateur. Soudain, il réalise qu’il est déjà 21 heures. D’un clic, il enregistre le fichier. Parce qu’il le sait. S’il veut conserver l’enquête, il doit se pointer tous les jours chez sa psy. Ordre de Sanglier. Et un Sanglier, ça ne rigole pas. (Pas du genre à remuer la queue…) Une fois qu’on a pigé cela, se dit Biscotte, on a compris l’essentiel. Très vite, il enfile sa veste et lâche une phrase. Or, dans le couloir passe son assistant. Zut ! Guillaume se retourne. Il a le regard inquiet du genre « ça va ? » Biscotte répond oui de la tête. Mais euh…rien ne va plus….Baudelaire a encore sévi… Oh merde, voilà que ça lui reprend! Des phrases lui échappent quelquefois…Et chaque fois elles surprennent. Biscotte est en colère. Mais il fait comme d’habitude…Un petit signe de la main. Oui, oui, merci…Et l’assistant continue son chemin. Une fois seul, Biscotte ne peut plus se contrôler. Pour mettre fin à cette situation oppressante, il avale un grand verre d’eau et reconnait volontiers qu’ « un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables. »

Rebelote. Encore une citation…Mais ça ne s’arrêtera donc jamais ! La semaine précédente pourtant, il a demandé conseil à sa psy à propos de ces paragraphes entiers qu’ils étaient capables de réciter. (Toujours Baudelaire évidemment !) Et il s’est entendu répondre qu’il n’y a rien à faire : la faute à trop de neurones…

-Prenez-le comme un signe d’intelligence…a conclu la psy dans un sourire adorable.

C’est plus fort que lui. Baudelaire plane toujours dans son esprit.

«Que de sottises elle m’empêche de faire et que je regrette d’avoir commises… »

Du coup, l’inspecteur se parle tout bas. Impression étrange. D’autant plus qu’il est tout seul devant son écran. Une ronde sournoise de mots, insidieuse d’abord, puis de plus en plus présente, virevolte dans son cerveau. Ca se passe comme ça. Une discussion normale qui dérape. Il a lu beaucoup quand il était enfant. (Une mauvaise habitude ? Non, chez lui c’est autre chose.) Mais quoi ? Une véritable maladie des mots. Elle apparait ici et là, hantée par un vocabulaire complexe et souvent inapproprié. D’où le décalage. Bien évidemment, Biscotte ne fait pas exprès. Première étape, il est capable de s’imprégner d’un texte et de le restituer intégralement…Deuxième étape, il le savoure et parle à la manière de… Au fond c’est comme si Biscotte était une éponge à double face. Côté pile, l’inspecteur fait des filatures, côté face, il parle en prose ou en alexandrin.

-Citer des grands auteurs, c’est quand même autre chose qu’une publicité minable ou un gros titre d’un journal à scandales, hein ?

Sa psy l’a apostrophé à la dernière séance mais il a refusé de tomber dans son piège.

-Vous savez ce que cela veut dire de parler comme si on était quelqu’un d’autre ? répondit-il

Silence. Ce n’était pas une question de toute façon. C’était une plaie ouverte qu’il agrandissait pour lui montrer qu’il avait mal.

-Cela m’arrive plusieurs fois par jour lorsque je suis stressé…Vous vous rendez compte ? La plupart du temps lorsqu’il n’y a personne. A se demander si ce n’est pas pour me punir de «mes explosions lyriques d’une mélancolie incurable… »

Aussitôt la psy a enchainé :

– Ca fait quoi, d’avoir ce genre de problèmes ? Je veux dire ces problèmes de style ?

Là oui, la psy l’interrogeait.

-« Euh…et bien c’est bizarre. De tous temps, je me fais gloire de récupérer toutes phrases que le hasard peut jeter dans mon chemin. Et il suffit de dire que mon mal solitaire revient sans complaisance sur cette sensibilité précoce qui est pour moi la source de tant d’horreurs…

La psy souleva ses lunettes et l’interrompit :

– Putain, vous vous foutez de ma gueule ?

Et bien non, Biscotte ne se foutait pas d’elle. C’était comme ça. Voilà tout ! Selon les scientifiques, tout cela correspond au syndrome des mots. Depuis sa naissance, les connexions de son cerveau ont formé des circuits inhabituels. Les mots sont bien plus que des mots. Il y voit des couleurs, des formes et des textures différentes. Lorsqu’il ferme les yeux, il imagine un espace sans limite où les mots sont si grands qu’ils dépassent le total des atomes de l’univers. Un cerveau d’exception donc.

« Bis stocke… » C’est ainsi que sa grand-mère l’a surnommé. Il n’avait pas trois ans quand il lui balança un « je vous ai compris ». Ce jour-là, cette trotskiste militante l’avait giflé. Biscotte revoit encore parfaitement la scène. Sa pauvre mère affolée avait trouvé une explication :

« Allons, maman, il ne connait pas la portée des mots. Il a entendu ça à la télé…

La vieille toujours campée sur ses positions regarda son petit fils brailler :

-« Je te dis qu’il a un sourire de droite….»

Et là, il aurait donné n’importe quoi pour ne pas se trouver devant cette méchante femme qui puait le camembert. A ce moment précis, il se rappela de ce que le géant avait dit. Alors c’est sorti comme ça: « La France et les 350 fromages. »

– T’as entendu ? Ton fils est un fasciste de merde, il parle comme De Gaulle !!!

– Marc, dis pardon ! s’étouffa sa pauvre mère.

Biscotte n’avait pas voulu s’excuser. Coincée dans son fauteuil, il se souvient de son regard: elle le haïssait. Tout ça était parfaitement dégueulasse. L’inspecteur sentait remonter en lui sa colère. Il était en effet maudit par sa mère comme l’avait si bien écrit le poète :

-Ah ! Que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation. »

A vrai dire, sa mère ne fut plus jamais la même après l’histoire des camemberts. Etaient-ce ses convictions politiques qui l’avaient rendue plus…froide ? Qui l’empêchaient désormais de serrer cet enfant de trois ans dans ses bras ? Non, la mère de Biscotte avait compris ce que les autres ne voyaient jamais. (Ni les médecins, ni les profs, ni la famille…) Son fils n’était pas comme les autres. Elle avait compris qu’il était différent. Qu’il y avait un truc. Que ce n’était pas normal de comprendre le système décimal en regardant les plaques d’immatriculation. Qu’on ne connaissait pas son alphabet à deux ans. Qu’on ne devait pas parler ainsi à son âge. Qu’il maîtrisait trop de mots. Et qu’elle n’avait pas su lui dire une simple phrase qui ne contenait que trois mots:

-J’ai peur.

A 19 heures, l’inspecteur rentre chez lui. Il enlève ses chaussures. La psy vient de déplacer son rendez-vous. Tant mieux ! Il s’installe dans son fauteuil et écoute la valse du petit chien.

(Si Chopin a composé une musique pour un chien, c’est bien que cet animal sait danser, non ?) Il se fait cette fine remarque tout en repensant à Monsieur Friquet. Dire que ce type sautillait sur son lit.

-Peut-être un effet des médicaments ?

Biscotte avale des antidépresseurs. Il essaye de chasser l’image de ce pauvre Friquet. Depuis combien de temps n’a-t-il pas vu un type aussi traumatisé ? Et si ce type restait comme ça…et si ce n’était pas ça…et si….relax.

Biscotte se dit qu’il a enfin une enquête !