TOUT LE MONDE M’APPELLE SUZY – Chapitre 2

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Chapitre 2 :

Que craignez-vous le plus ?

La hiérarchie. Chaque fois que je suis confronté à un supérieur, c’est comme si je regardais un mur. Il est droit et solide. Et peut-être que le problème est là. Une enquête est inévitablement floue. Les intentions du meurtrier obscures. Et quand à la victime, qui sait quels secrets elle a emportés ????

Séance de Biscotte le 18 août 2007

*****

L’inspecteur inspire et essaye de retrouver son calme. Non d’un chien, il lui faut cette enquête, et vite. Si l’autopsie est exacte, l’animal présente tous les signes d’une possible irradiation. Or, rien n’indique la source de cette contamination. Biscotte frissonne. La population serait peut-être en danger ?

Il se lève. Enfile sa veste. Et là, il a l’impression que tout s’accélère. Très vite, il pressent que la mort du vétérinaire serait liée à celle de Suzy. Seulement quelques secondes plus tard, il se rassoit. Il est coincé. Dans un soupir, il regarde son ordinateur : un vieux modèle. Il est évident qu’on ne l’apprécie pas beaucoup. (On lui garde un chien de sa chienne….) Ah ! Si seulement il ne s’était pas énervé. !!! Depuis sa mutation, il ne parle quasiment à personne et reste terré dans son trou à rat. Cela fait trois mois, se dit-il ; trois mois qu’il trie, classe, ordonne. L’inspecteur s’est peu à peu transformé en roi de la photocopie. Cette affaire pourrait brusquement le remettre dans le circuit et Biscotte en meurt d’envie. (Autant que de jouer à un jeu vidéo.) En attendant sur la chaise de son bureau, Biscotte ouvre un carnet qu’il utilise pour les meurtres.

Suzy, écrit-il. Première affaire avec Sanglier ?
Sous entendant clairement par cette question qu’il estime improbable qu’on

lui confie une affaire quelconque.

Biscotte devient tout rouge. La colère le divise. Les classements se combinent. Ces quelques mots suscitent immanquablement une réaction arithmétique: quelle est la probabilité d’avoir cette affaire ? Une chance sur deux. Soit on lui donne l’affaire, soit on ne lui donne pas. Cependant admettons qu’une affaire sur un chien n’intéresse personne (C’est vrai qu’on peut rêver mieux en tant que flic), la probabilité d’avoir cette affaire dépend de la façon dont on est perçu au commissariat. Cela signifie que dans ce commissariat où tout le monde le déteste, il a deux fois plus de chance que ses collègues de récupérer l’affaire. (Soit plus de 50 %.)

Vient alors la grande question: comment convaincre son supérieur de s’occuper de la mort d’un chien ?

Biscotte envisage tous les sous- ensembles. Bien sûr, mettre toutes ces possibilités noir sur blanc devient un véritable casse-tête.

Première hypothèse écrit-il : « me faire mal voir », ce qui résulterait de ma capacité d’emmerder mon supérieur.

Par chance, Biscotte a l’habitude de faire ce genre de calcul débile. C’est son grand truc d’emmerder les gens. (Parfois même, on pourrait le décorer ?) Pourtant Biscotte commence à baliser. Emmerder est un art. Et il n’est pas sûr d’en connaître toutes les subtilités. (Surtout avec Sanglier.)

Deuxième hypothèse : « l’ignorer. »

Sanglier éprouve sans arrêt le besoin de s’affirmer. D’autant plus qu’il a décidé de le mener à la baguette! Lui Biscotte. (Première blague de bienvenue le premier avril 2007.)

Confronté au problème d’un nombre quasi infini d’hypothèses plus ou moins foireuses, il aurait tendance à se dire que le mieux serait que quelqu’un fasse sa demande à sa place. (Ce qui serait sans doute, la solution la plus évidente. Mais pas pour Biscotte qui ne parle à personne…)

L’inspecteur a soudain une idée. Il demande à Madame Friquet d’appeler son supérieur. Celle-ci n’y voit pas d’inconvénient :

– Bien au contraire, Monsieur l’inspecteur, si cela peut faire avancer les choses…

Ensuite, les yeux rivés sur son téléphone, il espère une sonnerie mais il ne reçoit aucun appel. Au fil des minutes, attendant immobile près de son téléphone, sa nervosité augmente. Une heure plus tard, Biscotte panique. Peut-il vraiment compter sur son soutien ? Madame Friquet doit lire dans ses pensées car c’est à ce moment précis qu’elle rappelle :

-Monsieur Biscotte…Je sais…Je sais que vous teniez à cette enquête…D’ailleurs, ça s’entend à votre voix…Mais le commissaire m’a fait entendre que vous n’étiez peut-être pas la bonne personne, vous comprenez ?

Biscotte se sent mal. Il devait se douter que cela terminerait comme ça. Si seulement il était resté tranquille. Son chef a dû tout lui raconter. (Merci Sanglier.)

-Pas trop déçu ?

Qu’est-ce qu’il peut répondre à ça ? Il va pour raccrocher lorsqu’elle ajoute :

-Dites- moi, Monsieur l’inspecteur, est-ce que je peux vous posez une derrière question ?

-Allez-y.

– Pourriez-vous me dire pourquoi mon salaud de mari a tué ma chienne ?

Là tout de même, ça lui fait quelque chose. Biscotte est honnête.

-Non, désolé. Dommage que je ne puisse pas m’occuper de l’enquête !

Quelques minutes après avoir fini la conversation, le téléphone sonne à nouveau. Son supérieur le convoque.

-Dans mon bureau et surtout dépêchez-vous !

Biscotte se fige. Ca y est, se dit-il. Ca y est, nous y voilà. Madame Friquet a parlé et on va le virer. Il secoue la tête avec incrédulité et lâche à mi-voix :

-Vous êtes sûr ?

Mais Sanglier scande d’une voix forte presque en colère :

-Putain, il vous faut un carton d’invitation !

En trois mois, il ne l’a vu que deux fois. La première rencontre était plutôt glaciale. Il arrivait dans ce nouveau commissariat avec une certaine appréhension. Ce n’était pas vraiment le commissariat, le problème…Plutôt le commissaire avec sa façon de parler très ampoulée. Disons que le contact ne s’est pas bien passé. Biscotte sait à quoi s’en tenir. Son chef ne l’apprécie pas beaucoup. Il va sans doute l’incendier, c’est clair ! Mais bon…il ne va pas se dégonfler. Il faut dire que depuis quelques mois, il traverse une mauvaise passe. C’est à cause de ses anciens collègues…Biscotte, rêveur, scrute attentivement l’état de son bureau. Les dossiers sont empilés les uns sur les autres. Il se souvient…Sa chaise dans son ancien commissariat était badigeonnée de beurre.

-Ah ? Du beurre? dit un collègue amusé.

-Oui, de la Biscotte au beurre ? reprit un autre collègue dans l’hilarité générale.

Alors, il ne répondit pas. Ce n’était pas la première fois qu’il était victime de moquerie. Mais Biscotte se rassurait : il avait certainement autre chose de mieux à faire. Seulement il subissait un véritable harcèlement. La situation devint très vite impossible. Il avait tout expérimenté : les blagues pourries, les insultes, les crachats…Si bien que le 15 mai, il se mit à réagir. Là, on allait se marrer !!!, pensa-t-il. Ce jour là, il avait réussi à retrouver leur code d’accès. Et avait désactivé leur messagerie. Il avait balancé un avis de recherches sur ses collègues qui prenaient plaisir à l’humilier. Trop fort. D’un clic, on pouvait voir sur la page d’accueil leur portrait robot. La caricature était si bien réussie qu’il n’y avait aucun doute sur les personnes visées. Ces pauvres flics se trouvaient fichés. Mais la réaction fut immédiate. Transfert dans un autre commissariat avec une indication écrite en rouge sur son dossier : « fauteur de troubles. »

Et avec ça, il devait s’estimer content : au moins il n’était pas viré. La décision était parfaitement injuste. Cependant l’injustice, c’est quelque chose que l’inspecteur connaissait. En quatorze ans de scolarité, on l’avait changé 12 fois d’école. Un joli record lorsqu’on sait que les deux dernières années, il était resté chez lui. Seulement à plus de 180 de QI (Moins de un pour cent de la population selon les scores de la Mensa : une association de surdoués qui lui avait remis ses tests.), on ne se fait pas vraiment d’amis.

C’est pourquoi, Biscotte rejoint aujourd’hui le bureau de son supérieur avec une certaine lucidité. Il imagine déjà le scénario. Le ton ferme de sa voix, histoire qu’il comprenne à qui il a affaire. Mais à sa grande surprise, lorsqu’il entre, son supérieur est plutôt gêné.

– Asseyez-vous, je vous en prie.

Le regard est fuyant. Le sourire figé. Puis il se racle la gorge en regardant son dossier :

– Inspecteur Biscotte…

Biscotte est stressé. Il fait tomber son stylo. Le temps de se baisser pour le ramasser et voilà qu’il se cogne contre le bureau. La cartouche explose dans

ses doigts, salissant tout ce qu’il y a autour : chaise, bureau, parquet et même la cravate de Sanglier. Hum ! Son chef est énervé. (Il ne l’a pas raté…)

-Pardon. Je ne voulais pas vous déranger….

-Je serais bref. Depuis votre arrivée, je n’ai pas à me plaindre de vous. Votre comportement est bon. Et vous suivez le programme qui vous est imposé.

-Normal, la psy est plutôt bien roulée, plaisante- t-il.
Quel idiot ! Cette phrase lui a échappé. Depuis l’incident, il est suivi par une

psy. Les cours sont obligatoires et financés par le service public.

-Oui…Ca doit être ça. En tout cas, Madame Lillet est très contente de vous.

Son supérieur fronce les sourcils. Biscotte sait que ce n’est pas bon signe. Il regarde le plafond pour ne pas perdre le fil de la conversation. Mais ses yeux replongent automatiquement sur les sourcils. Voilà déjà quelques minutes qu’il se farcit ses compliments et voit bien où il veut en venir ! Quand ce dernier lui tape amicalement dans le dos. Biscotte déteste ce genre de familiarité et ne peut s’empêcher de se demander si cette main va bientôt l’exécuter.

-Je viens de recevoir un coup de fil du préfet, vous le connaissez ? -Non.

-C’est un ami de Madame Friquet. Il insiste personnellement pour que vous vous occupiez de l’enquête sur la mort de son chien.

-Pas possible ? dit Biscotte en s’étouffant.

-C’est exactement ce que je lui ai répondu : pas possible…Mais il a ajouté que Madame Friquet vous appréciait beaucoup. Visiblement vous lui avez tapé dans l’œil.

(Sacrée Madame Friquet, il savait bien qu’il pouvait compter sur elle.)

-Vous avez donc carte blanche.

(Jubilation tempérée par une inquiétude : Pourquoi ? Oui, pourquoi, Madame Friquet l’aurait choisi ? Est-ce vrai qu’elle en pincerait pour lui ? )

-Bien entendu, je vous charge de me faire un rapport circonstancié tous les lundis. Au moindre faux pas…

Biscotte intervient :

-…Ne vous inquiétez pas, ce sera fait.

L’inspecteur souffle à présent. Le regard du supérieur est presque convaincant jusqu’à cette dernière phrase:

-Ca fait quoi d’enquêter sur la mort d’un chien ?

(Ben voyons.) Biscotte voit son petit sourire. Il y a encore quelques mois, il lui aurait répondu qu’enquêter sur un chien ça reste plus intelligent que de travailler pour un con. Mais voilà…depuis son dernier avertissement, il a mis de l’eau dans son vin. En partant, il fixe son chef et fait un peu de zoologie. Des yeux plus petits que ceux d’une souris et le regard d’un poisson pas frais… Très animal, tout ça…l’inspecteur n’est pas cynique, non. Il est juste observateur. Il salue brièvement son supérieur. Et retrouve son fauteuil usé. Pour la première fois, les ressorts semblent couiner de satisfaction. Biscotte sourit. Sourire interrogatif avec la même question au bout des lèvres : Pourquoi Monsieur Friquet aurait tué son chien?

Le jour commence à décliner. Un rayon lumineux traverse la porte vitrée. L’inspecteur tient dans les mains son carnet (celui des grandes affaires). Il n’est pas encore certain qu’il s’agisse d’un meurtre. Mais il y a des faits : l’accident, l’autopsie et surtout la mort du vétérinaire. Dans ce commissariat, la majorité des affaires concerne des cambriolages et des vols de voitures. Les meurtres sont rares, même si leur nombre varie d’année en année. Biscotte a fait un rapide calcul : 0,98 par an. C’est le nombre de meurtre commis dans cette petite circonscription. Mais si l’on considère que Suzy a bien été assassinée, l’affaire Friquet ferait remonter la moyenne à plus de un par an. Coup de bol ! On l’aurait chargé de l’enquête du seul meurtre commis dans cette petite ville si tranquille. (Le meurtre d’un chien.) Et qu’en est-il du vétérinaire? L’aurait-on également assassiné? Pour l’instant, Biscotte n’a presque rien. Les soupçons d’une épouse suite à un accident de circulation. Une phrase a explosé sous le choc: son mari serait un psychopathe. Vérification, vite ! Biscotte interroge son serveur. Qui est donc Alain Friquet ?

La réponse est immédiate: Marié. Un enfant. 53 ans. PDG d’une multinationale, inconnu de nos services…

Un peu plus loin, l’inspecteur peut lire :

Accident de la circulation sur la départementale 26, le 17 août à 10h35. Réanimation et transfert à l’hôpital de Créteil.

Biscotte se lève d’un bond. Merde, Créteil! L’hôpital est assez loin du commissariat. Mais il veut y aller quand même. Une enquête, ça n’attend pas. Et puis, il consulte sa montre. Il est à peine vingt heures. Avec un peu de chance, il pourra croiser l’équipe de jour. Dans la précipitation, il ne prévient pas son assistant. Tant pis, ce n’est pas la première fois ! L’inspecteur roule pendant plus de quarante minutes. Hôpital de Créteil. La barrière d’entrée est en train de se refermer. Au volant de sa voiture, l’inspecteur est tout content. Il a toujours aimé le terrain. Une bonne enquête, c’est avant tout découvrir de nouveaux lieux. Mais aujourd’hui, il est incapable de savourer les charmes de l’endroit : un grand CHU en béton brut des années 70. Une femme d’une soixantaine d’années arrive en maugréant derrière le comptoir de l’accueil :

-Les visites ne sont plus autorisées.
-Police, déclare Biscotte. Je voudrais voir Monsieur Alain Friquet. La vieille lui jette un regard excédé :
-Friquet, dit-elle, deuxième étage gauche, chambre 66.

L’inspecteur emprunte alors un long couloir interminable. Enfin, il parvient à la chambre de l’accidenté et doit se frotter les yeux pour se convaincre du spectacle qui s’offre à lui. Un homme se trouve à quatre pattes, en train de pisser. (Non, Biscotte n’a rien bu !) La scène est surréaliste. L’inspecteur le regarde un peu estomaqué, le temps de comprendre.

– Pardon, c’est bien….Monsieur….Friquet ?

L’infirmière est catégorique.

-Oui, c’est lui.

Puis, lentement, en le fixant d’un œil méfiant, l’inspecteur hoche la tête :

-Ben oui, dit-il, bien sûr, c’est évident…

Soudain, le malade aboie. Et l’infirmière lève la main, désabusée :

-…Ne vous inquiétez pas. Il fait ça lorsqu’une personne étrangère entre dans la pièce. Puis ça s’arrête.

-Et ça dure depuis combien de temps ? -Depuis l’accident.
-Quoi ?
-En fait, il n’est plus vraiment lui-même. (Bien observé, pense Biscotte.)

-Pour vous dire la vérité, il a perdu sa chienne. C’est peut-être ça, voyez-vous ?