DERNIER ARRÊT AVANT LA PANNE

Paru dans le numéro 124 de Technikart – 01/07/2008

Le prix du baril fonce vers les 150 $, mais que se passe-t-il réellement aux pompes à essence ? Pour le savoir, «Technikart» a posé ses valises à la station Total de Vémars Est, entre sandwichs au pain de mie et virage anthropologique à la «Mad Max». Vrouuuum !

En pleine période de flip sur les hydrocarbures et alors que le prix du baril de brut a récemment dépassé la barre des 140 $, nous fonçons, la photographe et moi, vers l’aire d’autoroute de Vémars Est, en cramant sans compter la précieuse matière. Total a accepté de nous recevoir dans unede ses oasis orangées, enthousiasmé par notre projet de décrire la vie comme elle va au cœur d’une unité de distribution de carburant. On les comprend. Pour une fois que des journalistes s’intéressent ouvertement aux sandwichs au pain de mie et à l’inconscient des pompes à essence, ça permettra de couvrir un peu le bruit des casseroles que le groupe pétrolier se trimbale depuis des années (naufrage de l’Erika, accointance avec la junte birmane, maxiprofits…). On l’oublie trop souvent, mais l’enseigne Total matérialise également des lieux de vie animés par une idéologie simple et chaleureuseque résume bien le slogan de la marque : « Vous ne viendrez plus chez nous par hasard. » A peine arrivés sur zone, nous sommes accueilli par un énorme « BONJOUR » en lettres plastifiées qui trône au dessus des portes automatiques de la station. Puis par Annick Cheval, manager-adjoint, grand sourire et stylo Bic dans la poche, qui nous salue également, donnant le ton de cet univers où tout est sursignifié pour empêcherle moindre quiproquo.

 

IMPACTS DE BALLES
« Ici, on doit éviter au maximum le conflit parce qu’on est dans un lieu sensible. Dès que quelque chose se met à clocher, on appuie sur le coup de poing d’arrêt d’urgence, qui stoppe immédiatement la distribution d’essence », nous explique ce jeune cadre consciencieux équipé de chaussures de sécurité. Sous ses pieds reposent quelques 600 000 litres de carburant qui, à la moindre étincelle, risqueraient de transformer les barres de Twix en fusée Ariane. Chaque geste accompli par les employés est donc encadré par une série de procédures minutieuses qui rendent la vie incroyablement normée, presque monacale : « Pour garantir la qualité du carburant de la raffinerie jusqu’au réservoir du client, tout ce qui se passe dans la station est régi par la philosophie Iso, articulée en quatre points. 1) On écrit ce que l’on doit faire. 2) On fait ce qui est écrit. 3) On contrôle ce qu’on a fait 4) On conserve des traces écrites. » Après ce cours accéléré de théologie,Yannick nous équipe de chasubles fluos (le total look Total) et nous conduit jusqu’au « kiosque », un caisson blindé qui se situe à proximité des douze pompes à essence. Quelques impacts de balles témoignent du caractère stratégique de l’endroit. C’est là qu’officie Larbi, un ancien qui a connu l’évolution de la station au gré des fusions (Antar, puis Elf, puis Total) en même temps que la mutation terminologique de sa propre fonction (pompiste, puis caissier, puis hôte de vente).

BMW SUSPECTE
Dès qu’un automobiliste décroche le « pistolet » d’une pompe, une alarme retentit dans la cahute de Larbi. Si le type a un comportement « bizarre », Larbi note son numéro d’immatriculation ou bien lui demande carrément de venir payer à l’avance. Si le client a l’air « normal », Larbi « libère » la pompe en appuyant sur un bouton et le précieux liquide peut alors s’écouler dans le réservoir. Au mur, trônent les numéros de plaque des mauvais payeurs. « L’autre jour, je suis carrément sorti pour surveiller le conducteur d’une BMW immatriculée dans le 93 qui remplissait de gros bidons. Je ne l’ai pas lâché jusqu’à ce qu’il règle. » La hausse des prix a-t-elle rendu le quotidien de Larbi plus difficile ? « Il y a peut-être un peu plus de gens quis’en vont sans payer. Dans ce cas là, on appelle les CRS. » Généralement, les forces de l’ordre ne prennent même pas la peine de poursuivre les fraudeurs. L’essence est devenue tellement chère qu’une chasse à l’homme à l’issue aléatoire est un luxe auquel on réfléchit à deux fois. Il est temps d’aller manger. « L’emplacement des produits a été réfléchi en haut lieu. Si les boissons sont situées au fond du magasin, ce n’est pas un hasard », explique Yannick, alors qu’un peu de muzak s’échappede la porte des toilettes. Rendre complexe la satisfaction des besoins primaires (boire), permet de susciter aupassage tout un tas de besoins superflus (acheter des tours Eiffel en plastique, des magazines de cul sous blister, des bandes dessinées de Martine…). « On vient demettre en rayon le premier club-sandwich végétarien, le “chèvre-légumes-soleil” », nous prévient Chantal Ladeau, une sympathique hôtesse de caisse. Ces victuailles sous vide et ces rangées de cannettes au garde à vous ont quelque chose de bizarrement poétique, comme une œuvre de pop art en attente d’une déflagration. Derrière l’ordre des rayonnages et des procédures se cache l’autre visage de la station, chaotique et pulsion nel, qui finit par se dévoiler petit à petit au gré des conversations. « Un jour, sur le parking de l’aire d’autoroute,on a retrouvé une automobiliste morte dans sa voiture. Elle était restée là plusieurs jours sans que personne ne s’en rende compte », nous raconte un salarié. On nous parle également d’un type bourré qui s’est mis à danser nu sur les caisses. D’un allumé qui a fait irruption dans la boutique déguisé en radar automatique. Ou bien de cet automobiliste, reparti plein gaz sur l’A1 en oubliant sa femme chez Total.

32 000 LITRES
Seul point nodal dans un monde de flux et de vitesse, la station-service est une sorte de sas de décompression où semblent se cristalliser les délires ambiants. « Eh oui, ça bouge! », résume Chantal Ladeau, en précisant que même Isabelle Adjani, cachée derrière ses grosses lunettes de star, s’arrête faire son plein ici, dans cette bulle à la fois rassurante et flippante, qui donne parfois le sentiment d’être hors du temps. Il est 16h00. Un énorme camion chargé de 32 000 litres avance sur le macadam de la station, craquelé comme une peau de saurien. Siglée Total, la bête vientravitailler notre unité de distribution. « Ce qu’on transporte, c’est devenu de l’or. Il se pourrait bien qu’on finisse par se faire attaquer, comme au tempsdes diligences », s’inquiète le chauffeur. Soudain, notre interlocuteur devient aussi transparent que le liquide qui s’écoule dans les longues gaines aux allures de boas. Quoi, un gang avec des masques de hockey et des fusils automatiques vient de débarquer ? Non, c’est juste notre photographe qui passe un coup de fil à côté de la citerne. « Arrête ton portable TOUT DE SUITE ! Les ondes peuvent mettre le feu aux cuves ! »

MAD MAX EST PARMI NOUS
Après cet incident qui a bien failli engendrer un cataclysme majeur, on va discuter avec des routiers. Devant un café, à côté d’un écran où s’agitent les pingouins de Happy Feet, ils nous expliquent que la hausse du prix du pétroleles a fait basculer dans une nouvelle ère à la Mad Max.« Sur le parking, on se fait régulièrement siphonner le car burant par les camionneurs de l’est. Pendant qu’on dort, ils découpent les bouchons de réservoirs à la scie à métaux. Y a eu un moment où je me faisais dépouiller de 500 litres toutes les semaines. » Est-ce que ces histoires se finissent parfois à coups de crics dans la gueule ? « Non, on les laisse faire. Vous croyez que ça vaut le coup de se prendre un coup de couteau pour quelques gouttes de gasoil ? » Le plus drôle, c’est qu’aucun de ces rois de la route en claquettes Fila ne croit à l’hypothèse d’une pénurie prochaine d’hydrocarbures. « Tout ça, c’est pour faire peur aux gens ! », résume un vieux de la vieille. Nous contactons par téléphone le philosophe Miguel Benasayag (1) pour faire le plein conceptuel : « Je trouve assez frappant ce contraste entre, d’un côté, le pétrole, une matière qui amis des millénaires à se former, et, de l’autre, cette consommation frénétique. Il y a quelque chose d’enfantin dans cette idée que la jouissance ne connaîtra aucun frein. »

50 € LA PASSE
Cette absence de limites, on la retrouve aussi dans les comportements. Sur le parking, à l’arrière de la station, certains routiers n’hésitent pas à faire caca partout. Puis, après avoir passé un coup de fil à leur femme restée à la maison, ils se font vidanger, contre 50 € la passe, par des prostituées qui débarquent rituellement aux alentours de 22h00. « L’autre jour, y a une bombe qui s’est approchée de mon camion, nous explique un chauffeur. Elle avait un beau châssis mais, malheureusement, elle s’appelait Robert… » En écoutant ces histoires, on se dit que le rêve de la libération par la route imaginé par la beat génération semble avoir échoué en panne sèche quelque part du côté de Vémars Est. Jadis attirés par la liberté des grands axes, les camionneurs eux-mêmes ne comprennent plus à quoi sert leur boulot, si ce n’est à faire tourner une économie pétrophage qui marche sur la tête : « Les trajets que nous effectuons n’ont pas de sens. Personnellement, je charge une infusion de plantes près de Nanterre que j’emmèneen Italie pour faire du Campari. Là-bas, je récupère du jus de tomates que je rapporte près de Nantes pour fabriquer de la pizza. Si tout ça était un peu rationalisé, il y aurait une baisse d’au moins 20% du trafic », constate Jean-Pierre, qui crame 1 200 litres de gasoil par semaine. « De toutes façons, analyse Hervé Meunier, boss de la station Total, nous allons entrer dans une phase où l’approvisionnement en énergie va devenir problématique. »

«JE SUIS PRÊT À TOUT»
La journée s’étire en longueur comme une galette de mazout. Soudain, deux teufeurs débarquent dans un énorme combi Mercedes orange. « J’ai acheté mon camion aujourd’hui près d’Orléans, je le ramène à Valenciennes. Le carburant a beau être de plus en plus cher, je suis prêt à tous les sacrifices pour continuer à rouler et à traverser les frontières. Même me priver de jeux vidéo », précise Michael, véritable junkie de l’essence. Le soir tombe sur Vémars et d’énormes moustiques viennent bourdonner à nos oreilles. L’équipe de nuit prend son service. Il est temps de faire tourner le moteur et d’offrir à l’atmosphère son shoot quotidien de CO2…(1) A lire: «Eloge du conflit» (La Découverte).

NICOLAS SANTOLARIA