ONE NIGHT IN BANGKOK

Paru dans le numéro 123 de Technikart – 22/05/2008

La Thaïlande, ses plages, ses paysages, ses mystères. Et aussi sa prostitution élevée au rang d’industrie. Qui sont-elles, d’où viennentelles ? De Bangkok à Pattaya, notre reporter a pisté les travailleuses du sexe qui lui ont raconté comment elles en sont arrivées là.

Pattaya, 5h00 du mat’. A deux cents kilomètres au sud de Bangkok, le plus grand bordel du monde s’endort doucement. J’ère le long de la plage où, tous les cinq mètres, une prostituée plus ou moins décatie me sourit. Certaines n’ont plus qu’une dent sur deux. Dans cette ville, qui fut pendant la guerre du Viêtnam le lupanar à ciel ouvert des GI’s de l’oncle Sam, elles seraient plus de 50 000. De quoi remplir le Parc des Princes. Elle viennent de tout le pays pour palier à la situation économique difficile des campagnes et goûter aux richesses de la vie urbaine. Certaines sont des saintes, qui font vivre toute leur famille et s’occupent de petits vieux que tout le monde a laissé tomber depuis longtemps. Beaucoup sont des solitaires qui se sont plus ou moins perdues au jeu des relations tarifées. Moi, je me suis emmêlé les pinceaux dans la ronde des bars à danseuses, les « gogo ». Je suis rincé, vidé, cramé. Et tout ça en l’espace de vingt-quatre heures…

«C’EST CADEAU…»
Ça faisait un moment que ça me démangeait, traîner là où le Plateforme de Michel Houellebecq m’avait emmené une première fois. Un copain m’avait proposé de m’embarquer dans ses valises pour le week-end, tous frais payés dans un hôtel branché de Sukhumvit, le quartier des étrangers et, accessoirement, l’un des hauts lieux de la prostitution à Bangkok. L’avion était arrivé à l’aube et mon pote m’avait prévenu : « Les bars sont fermés le matin. Inutile d’y aller avant 14h00.» Il est 10h00, je décide de sortir me payer un café au Starbuck du coin. Quelques filles sont assises à la terrasse. Les tables devant elles sont vides. Elles ne consomment pas : elles travaillent. Je suis devant un expresso depuis à peine cinq minutes et, déjà, l’une d’entre elles vient s’asseoir en me caressant la cuisse. « Ce matin, c’est cadeau, me dit-elle dans un mauvais anglais. Je m’appelle Poo. Moi et ma copine on va dans ta chambre pour 500 baths (12 €). » Je tourne la tête, une fille me fait un clin d’œil. Sous son tee-shirt, quantité de tatouages : des dragons rouges et des poissons bleus.

VIOLENTE ASPIRATION
Dix minutes plus tard, Poo se prélasse sur mon lit king size. La tatouée est partie faire une course, tout en ayant pris soin de me demander la moitié de la somme en avance. A son retour, elle part s’isoler aux toilettes. Derrière la cloison, j’entends la pierre d’un briquet à gaz suivi d’une violente aspiration. Elle chasse le dragon, cette méthode qui consiste à inhaler l’héroïne après l’avoir fait chauffer sur du papier d’aluminium… Pendant ce temps, Poo me propose de coucher sans préservatif moyennant 500 baths supplémentaires. Je décline. La tatouée finit par sortir de la salle de bains, les yeux un peu dans le vague, et me présente son postérieur en indiquant son anus. « 500 baths », ajoute-t-elle.

Ici, tout s’achète et tout se vend. Plus tard, Poo m’explique qu’elle travaille en occasionnelle : « Ma famille habite à Roi Et, dans la banlieue de Bangkok. Personne ne sait pas ce que je fais. Une fois par mois, je passe une semaine à Sukhumvit. Je gagne environ trois fois le salaire mensuel de base en une semaine. Avant, je vendais des lunettes dans la rue. »

UNE ÉTRANGE LIGNE BLANCHE
Vers 14h00, je déambule sous le sky train de Sukhumvit, devant la sea zone du Food Land de la rue numéro Sept. Les Thaïlandais ont une façon simple de nommer les lieux et les choses. « Sky train », « sky loft », « appartments in the sky » et toutes ces choses qui permettent d’atteindre le septième ciel sans entrave. J’entre à l’Eden, un bar à filles. Au sol, une ligne blanche. Devant mon étonnement, un Européen m’explique sa signification : « D’un côté, il y a celles qui acceptent la sodomie, de l’autre, celles qui veulent pas. » Je m’assois côté pile et commande une Red Bull pendant qu’une débutante m’entreprend. Débutante, parce qu’elle ne parle même pas anglais. La prestation se négocie avec la barmaid : 500 baths pour le bar et 500 autres baths pour elle. Elle me dit qu’elle vient d’arriver : « J’habite dans le nord, à Chang Maï, avec mes parents. » Ses mains sont calleuses et ses fesses, maculées de piqûres de moustiques. Une énorme cicatrice barre son bas-ventre, sûrement les traces d’une césarienne. Elle poursuit : « Je travaille dans les bars parce que je ne peux pas danser à cause de mon ventre. J’ai un fils de 4 ans. Tous les mois, j’envoie de l’argent à mes parents pour qu’ils s’occupent de lui. Je suis tombée enceinte par accident, et le papa est parti. » Dans un pays où la contraception n’existe pas dans les campagnes, ce genre de scénario est fréquent. Du coup, beaucoup de prostituées thaïlandaises sont des filles-mères laissées à l’abandon.

FAUX JACUZZI ET VRAIES DANSEUSES
Direction les bars à gogo. Deux spots se partagent le marché à Bangkok : Patpong et le Nana Entertainment Plaza. Le Nana est l’attraction principale de Sukhumvit. Ça ressemble à un centre commercial de la prostitution avec ses trois étages, ses bars tournants et ses escalators. Patpong, lui, est un quartier entièrement dédié au commerce du sexe. Certains immeubles appartiennent encore à la famille Patpong, des immigrés chinois qui lui ont laissé son nom. Les bars à gogos ont tous le même genre de nom : Temptation, Desire, Obsession… J’opte pour Temptation, à cause d’un remix de Justice qui crève les tympans. A l’intérieur, au fond à gauche de la piste surélevée, deux filles d’un mètre cinquante exhibent leur minou rasé en se tartinant de bain moussant dans un faux jacuzzi. Sur la piste, une vingtaine d’autres se trémoussent, mollement accrochées à une barre à strip. Sur leur culotte, un numéro. Autour, des touristes japonais et quelques Occidentaux. Celle qui se retrouve au creux de mon bras me raconte sa life, genre Dickens. La blancheur de sa peau trahit ses origines cambodgiennes : « Mon père élève des cochons de l’autre côté de la frontière. Mon oncle m’a violée quand j’avais 10 ans. Ensuite, mes parents m’ont vendu à un trafiquant pour 100 000 baths (2 500 €). » Devant mon étonnement, elle en rajoute une couche : « Si tu veux me racheter, il faudra que tu payes 200 000 baths. »

DIRECTION PATTAYA
La nuit tombe, j’ai envie d’aller en boîte à Pattaya. J’ai le temps d’avaler en vitesse une soupe aux nouilles au Foodland, prendre un taxi et me retrouver en boîte avant minuit. Assis sur un tabouret à trois pieds dans Foodland, je déguste un bouillon au porc. A côté de moi, une fille superbe boit de l’eau minérale dans un gobelet. Je lui demande comment ça va, elle me répond dans un anglais parfait : « Je suis étudiante, je m’appelle Jeny, pleased to meet you. » Très vite, elle accepte de m’accompagner à Pattaya. Sur place, trois heures après, Jeny, qui connaît les lieux comme sa poche, propose de se rendre au X-Zyte, à North Pattaya. C’est une boîte géante organisée selon les principes de l’entertainment asiatique : gogo danseuses, chanteurs de charme, karaoké et chorégraphies. Pendant qu’un Elvis aux yeux bridés entonne It’s a Man’s Man’s Man’s World, Jeny me raconte son rêve : se dégotter un « pharang » (un étranger). Pour l’instant, elle a deux prospects : « Un Italien, qui me donne 30 000 baths par mois, et un Australien, 50 000 baths. L’Australien est déjà venu voir ma mère. Il est convenu qu’on se marie l’année prochaine. En attendant, je drague les clients en boîtes de nuit. » Elle avale une rasade et continue sans que je ne lui ai rien demandé : « Je ne suis pas une fille de bars. Le week-end, je vais au CM2 (une grosse discothèque NDLR) et je choisis mes clients. C’est 10 000 baths pour la nuit complète. » Je lui demande si elle est satisfaite de sa vie. « Pas vraiment, répond-elle. Par rapport aux autres filles de l’université, je suis obligée de travailler pour gagner mon argent. Avant, ma famille était riche et possédait plusieurs bateaux de pêche. Mais il y a eu une tempête et les bateaux ont coulé. Alors, chaque semaine, je mets de l’argent à la banque pour rembourser les créanciers. »

Le Fantôme de Joseph Fritzl
Vers 2h00, Jeny émet le souhait de rentrer à l’hôtel. Je la laisse filer tandis que je m’enfonce à la recherche d’un « ladyboy » dans Walking Street. Nadia m’accoste au-dessus d’un 95C siliconné. « Rends-moi heureuse, prends-moi », me souffle-t-elle à l’oreille. La Thaïlande est le pays des ladyboys, ces transsexuels à la poitrine gonflée aux hormones. Là, Nadia est trahie par la taille de ses pieds. Mais c’est néanmoins une superbe créature. Plus tard, elle m’explique que la plupart de ses clients ne connaissent pas son état : « Au lit, je cache mon sexe entre mes cuisses. Je m’assois sur eux et ils n’y voient que du feu. » Elle me dit que je lui plais, qu’elle pourrait tomber amoureuse de moi, qu’elle voudrait me présenter à sa mère, qui vit dans un village au nord du pays. Une fois Nadia partie, j’allume mon ordi, surfe sur un site d’infos et tombe sur une photo de Josef Fritzl, le séquestreur d’enfants autrichien, en plein happening sur la plage de Pattaya. C’est là que j’ai envie de prendre l’air. One night in Bangkok, qu’il disait.

VINCENT BERNIÈRE