Les Sparks sont-ils inusables ?

Paru dans le numéro 124 de Technikart – 01/07/2008

PLUS DE TRENTE-CINQ ANS APRÈS LEURS DÉBUTS, LES SPARKS REVIENNENT AVEC UN ALBUM ET UNE SÉRIE DE CONCERTS QUI RETRACENT TOUTE LEUR DISCOGRAPHIE. NOTRE CHRONIQUEUR ARIEL WIZMAN DÉVOILE ICI SON STATUT DE FAN MÊME PAS HONTEUX.

En fait ils sont si proches de moi, ils me déclenchent de ces vertiges si insensés, les Sparks, qu’il n’est rien de plus difficile que d’écrire sur eux. J’ai l’impression d’être surpris, ce jour de 1975 (j’ai 13 ans), passant dans la rue principale d’une banlieue quelconque. Vous me voyez démasqué dans cet éveil soudain, dans le secret de cette morsure inoubliable, celle de sons que je ne comprends pas, que je ne qualifie pas encore, qui ressemblent à cet interrupteur que cherchait Philip K. Dick au réveil d’un cauchemar, qu’il ne trouva jamais et autour duquel il construisit des mondes.

 

LES DEUX FRÈRES
Sparks, deux frères. J’entends s’échapper, de sous l’enseigne «Disques, Instruments de musique, Hi Fi», cette mélodie torturée et évidente, cette rafale libre, aigue, reptilienne. Et la voix de Russell Mael, de la plus brillante incertitude, ironie, virilité. Et des mots, une langue, que je ne comprends pas, qui fait le grand écart entre les sonorités: de l’anglais, mais slave ou saxon, du mongol haché dans le vent, langue de pirate, d’oiseau, malentendu sifflant.
C’est «This Town Ain’t Big Enough for Both of us». Un tube qui ne ressemble à rien, surtout pas à un tube. Un tube qui n’a pas eu sa chance, une énigme qui concentre ce que la musique contient d’énigmes. Ecoutez ce morceau, je vous mets au défi de me décrire ce que vous entendez. David Bowie, je l’ai connu plus tard, et lui-même a dit que le peu de succès populaire des Sparks est l’une des plus grandes injustices de l’histoire du rock.

21 ALBUMS, 21 CONCERTS
Les Sparks ont fait vingt albums. Le vingt-et-unième, «Exotic Creaturesof the Deep», sort ces jours-ci. En trente-cinq années de carrière, ils n’ont pas connu de décadence, pas de darkness, ils sont restés purs, lumineux, ont gardé intact le mystère, la liberté. On fantasme sur le coté «inégal» de leur œuvre («J’aime moins après “Propaganda”», «Je préfère le premier»…) mais la vérité est que ce groupe est peut-être le plus grand groupe pop de l’histoire. Russell Mael, le chanteur surdoué. Ron Mael, le compositeur nec plus ultra. A cheval sur les mois de mai et de juin, à Londres, les frères ont fait une série de vingt-et-un concerts, un pour chaque album. 250 morceaux, quelques centaines de milliers de notes. Record Guiness. Et des fans qui ont surgi du monde entier, comme une diaspora, qui connaissaient toutes les paroles, ébahis de se retrouver au milieu de ceux qui, comme eux, s’adonnaient à ce vice impuni: la connexion avec les frères Mael.

TROUBADOUR VICHY
Ça chantait si fort, dans le public du Islington Academy. Pourtant, difficile de confondre Sparks avec un groupe de stadium rock (une veine que Queen a su développer en partant de bases communes). Leurs lyrics appartiennent à peine au rock, une hybridation hasardeuse de Woodehouse, Kafka, Walt Disney et Jerome K. Jerome. Leur «Wit», ou «Witz» si on préfère le penchant germanique du trait d’esprit, est un curieux échafaudage d’associations libres, une sophistication désarmante de fraîcheur, une simplicité à tiroirs. D’étranges musiciens, ex-enfants-mannequins de Hollywood, nés dans les marges de la Californie hippie, accros à la complexité. Ils ont commencé par s’appeler Halfnelsson, du nom d’une prise de catch, avec pour producteur l’insituable Todd Rundgren. Leur premier album («Halfnelson», 1972) contient des intros jouées avec des cuillères, des expériences biologiques de campus, des inventions sonores qui annoncent à la fois le heavy metal et la musique électronique. On pourrait pourtant dire que tout ça n’est que du boulevard, de l’opéra comique, un cabaret nerd qui vous cueille. On se gratte la tête sur une pochette où Ron s’abstrait en Charlie Chaplin, Russel, en troubadour vichy à l’étroit. Le look du reste du groupe hésite entre Lou Reed, les New York Dolls avant la lettre ou Jethro Tull.

INCOMPRIS EN AMÉRIQUE
Qui sont ces gens ? Des artistes purs, fragiles caméos, irrésolus. Tout sauf des rockers. Ils sont pop, tout simplement. Ça ne veut encore rien dire, c’est une posture que l’Amérique ne peut plus ou pas comprendre. Alors, ils changent de nom et s’appellent Sparks. Et font, en 1973, « A Woofer in Teweeter’s Clothing » (« Un aboyeur en tenue de siffleur »!), un deuxième album dans lequel ils renient avec panache leur époque, et envoient folkeux, rockeurs, et autres jongleurs de festivals dans les cordes. Ils font de la polka, chantent en français la complainte d’une statue au Louvre, détournent l’esprit des Beach Boys vers le falsetto et yodellent sur des guitares sadiques. Mais l’Amérique n’entend rien. Un peu comme Fred Astaire avait révolutionné l’élégance en s’habillant chez les tailleurs de Saville Row, les frères Mael traversent l’Atlantique, s’installent )à Londres, où le mot « glam » commence à se murmurer. Ça tombe bien: leurs vestons sont étroits, les tweeds de Ron s’accordent avec le gazon de Hyde Park, leur «nonsense» est accessible aux adeptes des Monty Python et de Ziggy Stardust.

SEXE SOUS LA TABLE
Avec de nouveaux musiciens, ils font, entre 1974 et 1975, «Kimono my House» (et le tube «This Town…»), puis «Propaganda», puis «Indiscreet». Tony Visconti est à la manœuvre, les filles (celles avec qui on sortait quand on allait en «voyage linguistique», ces anglaises floues avec des écharpes de fans en tartan et des appareils dentaires) sont folles de Russel, surtout quand il leur dit des phrases comme: « You mentionned Kant and I was shocked. You know, where I come from, none of the girls have such full tongues. » Ils parlent d’adolescence, mais de celle d’Einstein («Talent Is an Asset»), de sexe mais sous la table d’un dîner de famille («Under the Table With Her»), du directeur manchot du Ritz («Without Using Hands»), de mode mais avec un big band années 30 ( «Looks Looks Looks») ou de psychanalyse: «Well I ain’t no Freud, I’m from L.A.» Suivent un retour à L.A., une longue et divine idylle avec Giorgio Moroder, la disco, les synthétiseurs. Les Mael s’ouvrent, se ferment, peaufinent, expérimentent. Difficile à résumer. Comme des étincelles («Sparks») ils s’éclipsent, puis explosent, on attend toujours leur prochain album, et avec eux, parfois, on doute et les revoilà. Certains les abandonnent, d’autres les oublient, d’autres voudraient les oublier, mais ce nom reste, dans sa grâce explosive, ce nom qui accroche un regard dans un bac.

VOITURES BIZARRES
Autour de leur placement alphbétique, «Slade» disparut, le céda à «Smiths», «Spirit» puis «Sweet» battirent en retraite, puis ce fut «Specials», puis «Suede», puis «Starsailor». Et ils sont là. Incorruptibles. Soixante ans d’innocence, c’est long, surtout pour des pop stars. Avec «Exotic Creatures of the Deep» devant, et derrière eux cette monumentale rétrospective qui nous a ému aux larmes (on pouvait la suivre chaque soir en direct sur le web), ils se sont dévoilés, croit-on, avant de retourner dans leurs studios des hauts de Hollywood, à leur mode de vie, leurs voitures bizarres, la plage, les bonbons. Vingt-et-un concerts tout simplement phénoménaux qui semblent les avoir rajeunis, une fois de plus. Parce qu’ils étaient inquiets, sans doute, d’avoir à repasser tout ça en revue, d’avoir à tout assumer d’un coup, inquiets puis surpris des réactions (les médias anglais, qui les négligeaient, se sont réveillés), heureux enfin. Et nous ? Nous, nous n’avons plus peur d’être des fans, des fans à la mort. Des fans de Sparks.
«EXOTIC CREATURES OF THE DEEP» (IN THE RED RECORDS/NOCTURNE).

ARIEL WIZMAN