NICOLAS ET BRUNO – Un dans autre

Paru dans le numéro 123 de Technikart – 22/05/2008

Peut-on faire du Ricky Gervais avec François Berléand ? Du Harold Ramis avec Alain Chabat ? Du Charlie Kaufman avec Daniel Auteuil ? Et faut-il en vouloir à Nicolas et Bruno, réalisateurs de «la Personne aux deux personnes», de répondre oui à toutes ces questions ?

Pour un dialogue, il faut être deux. Nicolas et Bruno – à ne pas confondre avec Nicolas et Bruni – le sont. Ou bien il faut être comme Jean-Christian Ranu (Auteuil) dans leur film la Personne aux deux personnes : seul avec soi-même, avec une tierce personne (Chabat) dans sa tête (voir aussi page XX). Ou alors être trois, comme c’était notre cas quand je les ai rejoints au sixième étage d’un escalier de service, dans les bureaux d’un certain Bruno Nicolas (nom sur l’interphone), en fait une double chambre de bonne transformée en foutoir organisé pour duo d’auteurs/réalisateurs. « Ça va, Léo ?, a dit Bruno, à moins que ce ne soit Nico. Pas trop dur, les escaliers ? Prends le temps de souffler, nous aussi on met dix minutes à s’en remettre le matin en arrivant. » Merci, les gars, ça ne prendra qu’un instant.

«LE BUREAU» ET «99 FRANCS»
Pour avoir un dialogue, il faut déjà se parler. L’un à l’autre, les uns aux autres, à soi-même. Pour écrire un dialogue – comme ces deux mecs le font mieux que personne en France ces jours-ci –, c’est la même chose. Ils se parlent. Ils lisent et relisent le scénario, se jouent et se rejouent les scènes, en faisant eux-mêmes toutes les voix. « Comme un ping pong ininterrompu. En général, ça dure longtemps, très longtemps. Pour ce film, on a mis quatre ans. » Ça marchait pour les Messages à caractère informatif, le truc qui les a lancés sur Canal, mais un peu moins pour le Bureau. Ça a marché pour l’adaptation de 99 Francs. Cela marche-t-il dans la Personne aux deux personnes ? Et à quel point ? Première réponse : oui, sinon on ne serait pas là. Deuxième réponse : puisque vous insistez pour qu’on note les films, disons qu’en conseil de classe, le film aurait sans doute valu moins que les félicitations, mais plus qu’un tableau d’honneur : nos encouragements.

ALAIN CHABAT ET DANIEL AUTEUIL
Ici, maintenant, c’est le tout début de la promo. Déjà la seconde fois que je les rencontre en une semaine, et presque personne ne s’est encore intercalé entre moi et moi. On a le même âge, celui de ceux qui ont grandi dans les années 80, et pas mal de goûts en commun, ce qui est parfois nécessaire, mais jamais suffisant. « Si je comprends bien, a dit Nico, ou peut-être était-ce Bruno, tu te demandes si tu vas pouvoir défendre le film dans Technikart ? » Nous y voilà. Pas la peine de faire les innocents, vous là, toi, toi et toi, et toi aussi, vous tiquez depuis le début de cet article. Vous avez vu l’affiche du film avec Chabat, Auteuil, le code couleur des comédies de Francis Veber et de celles que torche la boîte de prod’ Fidélité, et vous ne comprenez plus rien au journal que vous tenez entre les mains. Chabat et Auteuil, non mais on est où ? « Nous sommes de la génération Canal. Pour nous, les Nuls ont été un point de ralliement dans les années 80. » « Auteuil est l’acteur qui nous a presque donné envie de faire des films. Le mec de Pour 100 briques t’as plus rien et de Clara et les chics types, un de nos films de chevet. »

COMÉDIE FAMILIALE MOCHE ET BÊTE ?
Un instant messieurs, si vous le voulez bien, le temps que je compulse une filmo de Daniel Auteuil, au hasard dans le dossier de presse de la Veuve de Saint-Pierre. Première ligne de la filmographie, nous lisons : « 1986 : Jean de Florette. » Avant ? Rien. Zéro film. Pas d’Arbalète, pas d’Indic, pas de Héros n’ont pas froid aux oreilles. Non, le mec, il est arrivé tout frais et paf, Jean de Florette, Ugolin, les César, le grand acteur. Le rigolo pote du Splendid, non. A pas existé. Ou alors seulement dans un autre continuum spatio-temporel, celui des redif’ télé. « Pas faux. Il nous a même dit qu’il avait oublié de montrer ces films-là à sa fille. Il ne les renie pas, mais ils appartiennent vraiment à une autre vie. Nous, on espérait qu’il voudrait revenir à ça, et qu’on bénéficierait en bonus de l’épaisseur qu’il a gagnée depuis. » L’épaisseur de son portefeuille, vous voulez dire ? « Ouh la, tu lui en veux vraiment ! » rigole Nicolas ou Bruno. Mais non. Ou peut-être oui. Ce n’est pas qu’on en veut à Auteuil, ni à Chabat. C’est juste que, sur l’affiche, le message à caractère subliminal est celui-ci : comédie familiale moche et bête comme les autres. Alors que la Personne aux deux personnes est tout autre chose. « On aime l’hybridation. On cherche à décloisonner un peu tout ça, alors qu’en France, on a tendance à tout mettre dans des cases. L’idée était de nourrir le film de tout ce qui nous fait marrer, en particulier ce truc du réel qui déraille, cet élément fantastique qui fait vriller un quotidien très familier », explique Brucolas. Quelque chose qui ressemble à Charlie Kaufman (Dans la peau de John Malkovich, Adaptation), aux Farelly (Deux en un) ou à Harold Ramis (Un jour sans fin), voire même à Fincher (Fight Club) ou à Philippe De Broca (le Magnifique).

FILM D’AUTEUR OU COMÉDIE POPULAIRE ?
Mais voilà, Charlie Kaufman était à Cannes en 2008 et Fincher en 2007, alors que la Personne aux deux personnes à Cannes, ça aurait fait gag de mauvais goût. « A vrai dire, on ne s’est même pas posé la question, jusqu’à ce qu’Alain ne croise Thierry Frémaux (délégué général du Festival de Cannes NDLR) et ne lui demande pourquoi il sélectionnait aussi peu de comédies. Mais ce n’est pas allé plus loin. » Tout ça parce que Nico et Bruno restent à mi-chemin du film d’auteur barré et de la comédie populaire. « Est-on vraiment obligé de choisir ? », demande Nino. Ben, heu, c’est pas pour vous faire de la peine, mais normalement, oui. Et puis, non. « Décloisonnement », disait l’un des deux, un peu plus tôt. « Hybridation », répondait l’autre, à moins que ce ne fut le même. Et ils avaient raison. Il y a dans leur démarche de « high-concept » à la française (également à l’œuvre ce mois-ci dans JCVD ou Seuls Two, voir encadré), une envie de cinéma mélangé, multiple, sans ornières, dans laquelle l’influence anglosaxonne est certes évidente, mais qui regarde surtout la sous-culture française sans complexe, sans se gêner pour enlever « -ulaire » à « populaire » de façon à pouvoir la revendiquer sans le moindre début de honte.

POP CULTURE FRANÇAISE
La force de la pop culture anglo-saxonne a été historiquement son appréciation du succès comme récompense méritée du talent (au mieux) ou accident heureux (au pire). A contrario, la faiblesse tragique de la pop culture française vient de ce qu’elle a toujours regardé le succès comme un symptôme de compromission, la fin de l’innocence, le début de la chute. Le problème d’un acteur comme Daniel Auteuil n’est pas tant le regard que portent sur lui les critiques parisianistes que nous sommes, que ses propres difficultés à assumer d’avoir été le mec rigolo qui humiliait Jugnot dans les nanars de Gérard Lauzier. Nicolasetbruno, lui, assume très bien. Comme si le fait d’être deux permettait d’avancer dans une bulle, de créer un dialogue perpétuel indifférent aux mieux-disant des uns (les tenants du cinéma grand public), des autres (les caciques du cinéma d’auteur) et des troisièmes (les prescripteurs de tendance branchés). Rien à foutre.Dites donc, les mecs, une comédie familiale avec Daniel Auteuil et Alain Chabat, ça vous dirait ?
SORTIE LE 18 JUIN.

LÉO HADDAD