LOLITA PILLE – LOLITA DARK

Paru dans le numéro 122 de Technikart – mai 2008

A 25 ans, Lolita Pille sort son troisième roman, «Crépuscule Ville», loin des fêtes bling-bling auxquelles elle nous avait habitués. Une manière de dynamiter un personnage qu’elle ne supportait plus. Et de plonger dans la dark side une bonne fois pour toutes ?

On peut penser ce qu’on veut de moi, mais je sais que la littérature est ce qui m’a permis de me construire. Je sais lire, comme dirait Françoise Sagan et je sais que, pour l’instant, je n’ai pas écrit de grand roman, que je n’en écrirai peut-être jamais. J’ai écrit un livre qui a marqué une génération de gamins qui ne lisaient pas vraiment, c’est déjà ça… Mais là, il fallait que j’écrive celui-ci, comme ça, maintenant. » Nous sommes un dimanche bien gris du mois d’avril, et si on est installés dans la cuisine américaine de l’appart’ parisien de Lolita Pille, c’est parce qu’elle s’apprête à publier cet étrange Crépuscule Ville. Voilà six ans qu’on trouvait le personnage passionnant sans pour autant ressentir le besoin de se plonger dans sa prose. C’est chose faite. 

Crevée mais classe malgré cette affreuse chemise à carreaux, notre hôtesse enchaîne les clopes en zieutant discrètement son portable : elle ne décrochera que pour « Papa » Beigbeder (lui l’appelle « Ma fille ») qui la joint pour partager un potin sur Sharon Stone croisée lors d’un événement caritatif. On en profite pour inspecter l’appart’. Le mobilier est Ikea cheap, les centaines de livres de poche n’ont pas droit à des étagères (Dantec est là, squeezé entre Melville et Roth, tous donnent l’impression d’avoir été lus), et chaque mur est décoré d’un poster (le Blow Up d’Antonioni) ou d’un petit coin « photos d’amis et de famille ». Soyons honnêtes : le « home sweet home » loué par notre héroïne a beau se trouver dans une rue du Marais où le mètre carré culmine à 8 000 € et le brunch à 25, il ressemble davantage au F2 bordélique d’une étudiante en lettres qu’au piège à mecs d’une auteure à succès.

Une fois le portable reposé, on lui demande où est passé tout le pognon issu de son premier roman, Hell. Le livre s’est écoulé à 50 000 exemplaires, plus 150 000 en poche, les droits ont été vendus au ciné, il a été traduit en japonais, en allemand, en anglais. « Ben, j’ai tout claqué en drogues, en alcool et en billets d’avion, dit-elle avec cet art des phrases provoc’ mais sincères qui rythment sa discussion. Je flambe tout, je déteste économiser et mes seuls vrais luxe sont les voyages et les chambres d’hôtel. En fait, rien ne me terrifie plus qu’investir mon argent. Si je prenais un prêt immobilier, j’aurais l’impression de contempler ma mort. Et puis, relativisons : même si Hell a eu un succès commercial certain, il ne m’aurait pas permis d’acheter cet appartement. » Perchée sur son tabouret, elle rebascule automatiquement en mode standup : « Je dois être la personne la plus pauvre du Marais ! Bon, j’arrête. »
Pour mieux comprendre la genèse de Crépuscule Ville, il faut remonter à juin 2004 : Lolita Marine Pille, 21 ans et deux livres à son actif, commence à en avoir marre d’être Lolita Pille. En moins de deux ans, elle est devenue ce personnage que l’on connaît. Drôle, désabusé, un brin destroy. Au mieux, Hell et Bubble Gum, son deuxième roman, l’ont envoyée dans la case « starlettres » (ces filles aussitôt publiées, aussitôt oubliées). Au pire, ils l’ont réduite à ses personnages de pétasse, quand elle n’est pas accusée de ne pas avoir écrit ses romans par les bavasseurs aigris de Saint-Germain-des-Près (salut à toi, Jean-François Kervéan). En juin 2004, donc, Lolita décide de passer à l’étape supérieure. Trois semaines après la parution de Bubble Gum, elle déballe à son éditeur Grasset son projet pour le troisième : un « thriller d’anticipation épique ». On convient de l’à-valoir et d’un rendu rapide – après tout, elle a écrit les deux premiers en moins de six mois. En fait, c’est le début des emmerdes. Quatre ans plus tard,Lolita tient enfin « la chose » entre les mains : les premières épreuves noncorrigées de ce Crépuscule Ville font 386 pages, et Grasset exige encore des coupes. La genèse du manuscrit a été tortueuse – il s’agit là de la septième version – et Lolita a « déjà dû en couper le double ». Dans un premier temps, bluffée par sa découverte de James Ellroy, elle rêvait d’écrire un roman monde. Au final, on a droit à un thriller plus modeste qui déconcertera ses fans et exaspère déjà sa maison d’édition. Son directeur littéraire, Manuel Carcassonne, répète en privé avoir fait de son mieux « pour limiter les dégâts », mais qu’il craint néanmoins le lynchage critique et les méventes de l’ex-best-selleuse. Ambiance.
Beigbeder, devenu depuis Hell le meilleur ami de Lolita, nuance : « Son éditeur aurait préféré qu’elle décline éternellement la recette avenue Montaigne/trash qui a fait son succès, mais je trouve son choix de se lancer dans le thriller cyberpunk très courageux. » Exit donc les histoires de poufiasses paumées et de connards friqués et bienvenue à l’« anticipation sociale » chère à Philip K. Dick, George Orwell et Aldous Huxley. Bien sûr, le résultat est bancal (voir page 88) mais vous en connaissez beaucoup, vous, des artistes qui risqueraient encore quoique ce soit afin de relever le niveau de leur œuvre ?

La remise en question, Lolita connaît. Certes elle a grandi entre Boulogne-Billancourt et le XVIe arrondissement, mais les Pille sont une famille « de la petite bourgeoisie de gauche » : on ne manque de rien, mais on n’y parle pas d’argent. Le père est architecte, la mère, comptable. Les deux filles, Lolita et sa petite sœur Corentine, sont élevées avec des valeurs « intellectuelles, humanistes ». Les réunions de famille se font avec le Gaffiot à portée de main, et le père est du genre à encourager ses filles à se plonger dans du Conrad. A 14 ans, notre « nerd à lunettes » décide de « devenir une jolie fille qui embrassait des mecs et sortait tous les soirs ». Elle traîne avec des gosses de riches et, d’un coup, se « prend dans la gueule la nuit, la cruauté de l’homme envers la femme, de ce qu’est vraiment le fric et comment il est constitutif de l’individu ». Du décalage entre les deux mondes naîtra Hell, et le malentendu qu’elle tente encore de corriger aujourd’hui…
Toujours considérée comme une sous-auteure faisant du sous-Beig’, elle décide donc d’offrir aux lecteurs ce Crépuscule Ville, imaginant la dictature light de ClairMonde, cité où le bonheur est déclaré obligatoire et où toutes les drogues (« à part le crystal-meth, malheureusement ») sont en vente libre : les panneaux publicitaires vantent les mérites du Cokatril (« Nourrissez-vous par le nez ») ou du whisky-light (« La boisson qui manquait aux filles »). L’ambiance est dark, froide, sans espoir.

Le livre transpire la dope et semble avoir été écrit au cours d’une gueule de bois monstre qui aurait duré des centaines et des centaines de jours. Lolita : « Je suis alcoolique. A la vodka pure. Je ne bois jamais seule, mais comme je vois des gens tous les jours… » Commencée pendant l’été 2005, la rédaction du livre s’est accélérée en 2007, pour se terminer au cours de quatre séjours à New York. Le dernier a lieu en pleine fashion week : la journée, Lolita termine le livre dans un petit bureau qu’on lui a prêté en plein Manhattan, le soir, elle squatte chez ses copines de Jalouse, logées au très hip Bowery Hotel. Le voisin de chambre est un autre grand dépressif à l’humour malade, Vincent Gallo, mais antidrogues et anti-alcool, lui – « Il menaçait de se casser si on voulait prendre une autre bière. » De retour à Paris, elle termine enfin son livre.
Comme vous le dira n’importe quel lecteur de Philip K. Dick, le roman d’anticipation est un genre camé jusqu’à la moelle. Prenons une page (presque) au hasard de Crépuscule Ville : « C’étaient les années 20 ou presque et la psychose du moment, c’était la came. Les médias dégoisaient des statistiques qui faisaient frissonner la ménagère. La banalisation des drogues dures chez les mômes. 80% des douze-quinze ans à la coke et aux acides dès l’entrée du collège. Le fléau menaçant de s’étendre aux plus jeunes encore. Un événement avait mis le feu aux poudres. Le triste sort de la petite Bitume (ainsi prénommé parce qu’elle avait été conçue sur un trottoir), accoutumé aux opiacés à l’état fœtal (la jouisseuse de trottoir : une junkie hardcore), décédée à l’âge de sept ans d’un fix de trop dans les chiottes de l’école maternelle. » Drôlement dark, qu’on vous a dit.

Lolita Pille vient d’écrire le premier roman qui reflète pleinement la récente banalisation des stupéfiants chez les jeunes urbains de l’Hexagone. Voilà des années que l’on apprécie sa façon de s’exprimer sur la défonce sans langue de bois ni forfanterie. En 2008, elle n’a pas changé. Le magnéto tourne, on sirote nos Coca light : « Dans le bouquin, je parle beaucoup de drogues, d’une manière très distincte des précédents. Mais est-ce par complaisance ? Je ne pense pas. C’est quelque chose qui existe avec une telle puissance dans notre monde, la vie de tout être urbain est suspendue à un tel nombre de substances au cours d’une journée… Sinon, elle serait intolérable. Comment tolérer la vie à froid ? Ces derniers temps, j’ai jamais vu autant de toxicomanies désespérées, j’ai jamais vu autant d’agressivité. La cocaïne s’est démultipliée, l’héro est revenue. Avec Dorothée (Janin, auteure de la Vie sur terre NDLR), on a une expression : “Dans Paris règne une odeur de massacre.” » L’auteure a beau être passée du naturalisme trash de Hell à l’anticipation bizarroïde de Crépuscule Ville, on la sent toujours aussi partagée entre son dégoût et sa fascination pour le monde qu’elle décrit : hier, les pétasses des Planches, aujourd’hui, les zombies de la night d’un certain Paris friqué et branché. Là, elle attend l’accueil que sera fait au livre sans s’en soucier outre mesure. Le 16 mai, quelques 20 000 exemplaires seront mis en place chez les libraires. Autant dire qu’elle ne s’attend pas à régler ce qu’elle doit au Trésor public (« Beaucoup, beaucoup d’argent ») avec les ventes. Du coup, forte de son expérience en tant que scénariste (un premier draft de Hell, non-utilisé, U.V., et deux commandes jamais tournées), elle cherche des « plans alimentaires » du côté du cinéma (elle y a de nombreux amis) ou de la télé… Il est 20h00 et le ciel s’est assombri d’un coup. Avant de la quitter on avance une dernière fois notre théorie. A-t-elle le sentiment de faire tabula rasa avec ce livre ? De risquer le suicide commercial afin de renaître littérairement ? « Non, non, je n’ai pas tout cassé. Je préfère l’idée d’un retour à la vérité. » Lolita, come home ?
LAURENCE RÉMILA

LOLITA PILLE, A LIFE
1982_ Naissance à Sèvres de Lolita Marine Pille.
2001_ Chope l’adresse de Beigbeder dans le «Who’s Who», lui fait parvenir son manuscrit, «Confessions d’une pétasse». «Vous êtes la nouvelle Françoise Sagan !», lui dit-il.
2002_ Publication du roman, devenu «Hell», chez Grasset. Best seller.
2006_ Découvre l’adaptation de «Hell» par Bruno Chiche. Quitte la projection en larmes.
Mars 2008_ Claque 8 000 € de son pote Thomas Langmann au Casino de Monte-Carlo.
Mai 2008_ Sortie de «Crépuscule Ville».