JULIEN DRAY – QUE JUJUSTICE SOIT FAITE

Paru ans le numéro 133 de Technikart – 25/05/2009

Traqué pour ses supposés goûts de luxe, Julien Dray est dans la merde jusqu’au cou. Retour de bâton contre un révolutionnaire qui aime péter dans la soie ou exécution de celui qui aurait pu être ministre de l’Intérieur ?

« Beurp…! Excusez-moi, j’ai mal au bide. » Lundi 18 mai, 15h30, Julien Dray n’est pas très en forme. De légers problèmes gastriques l’obligent à ponctuer ces phrases avec des rototos. Dans le petit bureau du conseil régional où il reçoit les journalistes, le téléphone ne sonne jamais. Il y a un minibar et une machine à café des années 90 mais pas de piles de dossiers, pas d’affaires personnelles, encore moins de plaque sur la porte. Juste un bout de papier collé en haut à droite et sur lequel on a imprimé : « Julien Dray, vice-président du conseil régional. » On croirait une mise en scène, le préfabriqué du proviseur dans un téléfilm belge. Et pourtant, c’est bien son lieu de travail « officiel ». En tous cas, depuis six mois. Depuis qu’a éclaté sa dernière affaire de montres de luxe (la première remonte à dix ans), une sale histoire de détournements de fonds et d’achats luxueux qui ont transformé celui que toute la gauche surnommait « Juju » en pestiféré.

Juju ? C’est le poison et l’anticorps des socialistes : un « Pasqua de gauche » comme l’appellent ses faux copains du parti. Le seul à pouvoir rabattre le caquet du président de la République sur la sécurité (il connaît bien les syndicats de flics), l’un des rares partisans de l’alliance avec Bayrou contre la droite. Et le chorégraphe de toutes les manifestations lycéennes et étudiantes depuis plus de trente ans. Si, un jour, vous avez séché les cours pour manifester contre un énième projet de réforme de l’Education nationale, c’est grâce à Juju et à ses associations de militants (Unef-Id, Fidl, etc.). A lui tout seul, Julien Dray aura emmerdé successivement la totalité des gouvernements de gauche et de droite depuis Giscard et Mitterrand en faisant descendre à peu près chaque année des centaines de milliers de jeunes dans la rue.

 

Expert en coups fumants, mélange de trotskisme et de Collargol, fondateur de SOS Racisme (avec Harlem Désir), il a aussi formé une bonne partie des quadras actuels du PS (Delphine Batho, Malek Boutih, David Assouline…). On dit même qu’il aurait pu faire élire, en 2007, Ségolène sur un malentendu. Seulement, voilà, aujourd’hui Juju n’intéresse plus personne. Surtout depuis que la brigade financière s’intéresse d’un peu trop près à lui, à ses achats de Rolex, à ses voyages à Milan, à ses fringues de couturiers, à ses notes de restaurants… « Même pas sur les doigts de la main, j’ai pu compter le nombre de dirigeants socialistes qui m’ont proposé de manger avec moi depuis six mois », se lamente-t-il dans ses maxi-mocassins à pompons.
La mine chiffonnée, les poings en avant sur un bureau vide, on croirait un catcheur enfermé dans un placard à balais. Surtout quand il explose. « La gauche a été lâche dans cette affaire, lâche parce qu’au fond, ça l’arrangeait ! » Il marmonne dans ses joues : « Dray ? Il nous fait chier, toujours avec ses trucs, ses machins, son rapport à l’argent, bon débarras… » Le 19 décembre dernier, vers 6h30 du matin, les officiers de la brigade financière sont venus faire l’inventaire de sa garde-robe et de ses dossiers personnels – « Ils ont fouillé partout pour chercher un costard Hermès à 4 000 €. Et comme ils ne trouvaient pas, ils pensaient que j’avais une cachette ailleurs. »

Il faut dire que l’ancien adhérent de la LCR et député de l’Essonne a un style de vie qui intrigue. Montres de luxe (il partage avec Sarkozy cette passion discutable des Patek), stylos anciens, fringues de marques, appareils photos de collection, maison à Vallauris… Un vrai profil de social-traître. Alors, quand Tracfin, la cellule antiblanchiment du ministère des Finances, signale au parquet de Paris des « mouvements bancaires atypiques » sur son compte (et celui de ses collaborateurs) à hauteur de… 351 027 €, son compte est bon (c’est le cas de le dire). Visé par une enquête préliminaire pour abus de confiance, il découvre quelques semaines plus tard l’intégralité du rapport Tracfin en téléchargement sur le site de l’Est républicain. Et là, c’est le coup de massue (98 000 téléchargements en deux jours).
On y parle de chèques des associations les Parrains de SOS Racisme et la Fidl encaissés par ses proches puis reversés sur son compte, d’argent liquide retiré des comptes des deux associations, de soutiens financiers sans contrepartie par des entreprises ayant leur siège en Essonne et même d’un vendeur de maillot de bains d’Antibes dont il encaisserait les chèques des clientes ! Surtout, la totalité de sa vie privée flotte aux quatre vents (adresse personnelle, lieux fréquentés, types d’achats, etc.) à travers la divulgation de ses relevés bancaires, alors que lui n’a toujours pas accès au dossier…

Mystères de la justice ? L’enquête à Juju fuite de partout. Mais l’accusé n’a pas à se défendre. Officiellement, il n’est pas accusé. « Le plus facile, pour moi, ça aurait été d’aller dire à la télé (il prend l’accent pied-noir) : “Moi, j’ai rien à me reprocher. Quand j’achète un blouson Mac Douglas, c’est pas pour moi, c’est pour mon frère qui est en Israël.” Mais je ne veux pas leur faire ce cadeau. Ça fait six mois que j’attends d’être entendu par la police pour prouver mon innocence. Si je fais ce que les médias me demandent, c’est comme si j’instaurais une dictature de la transparence. Et puis les blousons Mac Douglas, c’est vraiment pas mon truc. » La gestion quotidienne non plus, visiblement.
Dans son rapport de trente-six pages, Tracfin s’étonne du peu de retraits en numéraire de Juju sur ses comptes personnels, malgré des dépenses mensuelles plutôt salées. « Les mecs disent que je ne retire jamais de cash. Mais pourquoi ils vont pas voir ma femme ? J’ai aucun problème avec les comptes, c’est juste que c’est ma femme qui s’en occupe. » En 1999, Juju s’était déjà vu reprocher par la justice d’avoir acheté une montre d’une valeur de 38 000 € (250 000 FF de l’époque) en réglant la moitié en liquide. Mais l’affaire avait été classée sans suite. Aujourd’hui, c’est 131 000 € que Tracfin recense dans les comptes de Julien Dray pour l’achat d’une trentaine de montres de luxe. Mais là encore, l’ex-« monsieur sécurité » du PS a une explication : « Tout le monde raconte que je collectionne les montres anciennes. Mais je n’en ai pas les moyens ! Je me contente de les acheter pour les revendre afin de m’en acheter d’autres. Ça ne m’empêche pas d’être de gauche et de me battre pour mes idées. Trotski aussi aimait les belles montres ! »

Le 10 mai dernier, après un silence de cinq mois et une première victoire judiciaire (l’Est républicain condamné pour atteinte à la vie privée), Julien Dray fait son come-back dans les colonnes du Parisien : « Mon addiction au poker, ma vie luxueuse de palace en palace, de boutique de luxe en boutique de luxe, (…) tout ça est faux, archifaux », explique-t-il, furibard. Pas de chance : sur la photo qui illustre l’article du quotidien, sa cravate retournée laisse apparaître une marque qui, à elle seule, est tout un symbole : Hermès. On ne voit que ça, c’est la douche froide. « Si ça continue, il va falloir que j’achète mes cravates chez Tati pour avoir l’air de gauche », s’énerve l’ancien porte-parole de Ségolène Royal. Avec sa touche de bédouin des boîtes de nuit, Juju fait la gueule et il a raison.
Tout plaide contre lui, presque trop. On croirait du storytelling judiciaire, une vraie sitcom. D’abord, parce que son affaire éclate en pleine baston du gouvernement sur la réforme Darcos alors que Juju conserve la haute main sur la Fidl, l’un des principaux syndicats lycéens. Ensuite, parce que le déclenchement de l’enquête préliminaire a obligatoirement reçu le feu vert du parquet – c’est-à-dire du ministère de la Justice – au moment même ou Juju empêchait le débauchage de Malek Boutih du PS après le sien (Sarkozy voulait faire de Dray son ministre de l’Intérieur dès 2007). Enfin – et ce n’est pas le moins comiques des scénarios – parce que ce fameux rapport Tracfin ressemble à un drôle de vaudeville comptable avec une accumulation de chiffres, de dates, de sommes et de gadgets hors de prix dont l’enchaînement ne semble avoir été conçu que pour nous donner le vertige… ou la nausée. « J’achète ce que je veux avec mon argent, les grands révolutionnaires n’ont jamais été des pauvres », rappelle Juju qui n’en rate pas une.

Sur Internet, une lecture rapide des chiffres Tracfin ferait pourtant hurler à la mort le plus béni-oui-oui des socialistes (un stylo Eversharp à 15 588 €, une montre Bréguet à 18 500 €…). Mais, à bien y regarder, c’est une prose financière plus ambiguë qu’il n’y paraît. Seules les dépenses de plus de 500 € sont, par exemple, listées par Tracfin mais sur un tel nombre de pages (étalées sur dix-huit mois), qu’on a l’impression que Dray ne fait jamais aucun achat de vie courante et se sert de sa carte de crédit comme un char d’assaut. Certaines phrases peuvent même carrément se lire à double sens (« Vingt-neuf relevés mensuels sont compris entre 4 000 et 35 200 € »).
Last but not least, la différence entre les revenus du couple Dray et ses dépenses est certes très élevée, mais pas vraiment éloignée de ce qu’on imagine être le financement « amical » (merci Pierre Bergé) d’un homme politique qui organisait des concerts géants avec SOS Racisme, alors que son association était censée fonctionner avec seulement deux emprunts étudiants (celui d’Harlem Désir et le sien)…

« Je suis la plus grande erreur judiciaire de l’année, affirme Juju en tripotant sa montre. La victime d’une véritable exécution politique ! » La faute à qui ? « Il y a le président, bien sûr. Mais il y a aus si les gens autour de lui. Et les gens autour de lui, c’est pas forcément lui. » C’est-à-dire ? « J’ai l’impression qu’une partie de la hiérarchie policière cherche à me faire payer mes manifestations. Et puis aussi le fait que je pourrais un jour – ou j’aurais pu – devenir ministre de l’Intérieur. Il y a quelques semaines, quelqu’un m’a dit : “Avec toutes ces histoires, tu ne pourras plus jamais être ministre.” Je pense que c’est vrai. Et c’est peut-être ça toute l’explication du problème. Dans la police, ce n’est pas l’actuelle ministre (Michèle Alliot-Marie, NDLR), la patronne. C’est tous les cadres que Sarkozy a placés à des postes-clés quand il était place Beauveau. Quand il leur a dit : “Vous allez voir, Dray va venir reprendre les choses en mains”, ça n’a pas dû plaire à certains. Enfin, je dis ça, je n’en sais rien. Je cherche, c’est tout… Vous buvez quelque chose ? »

JULIEN DRAY, LA LIFE
1955_Naissance à Oran. 1977_Prend la tête du mouvement d’action syndicale, une orga lycéenne noyautée par la LCR, et prépare la création de l’Unef-Id. 1984_Fondateur de SOS Racisme, aux côtés d’Harlem Désir. 1998_Crée la Gauche socialiste au sein du PS. 2007_Coordonne les porte-parole de Ségolène Royal. 2008_Tracfin signale des mouvements de fonds suspects sur les comptes des Parrains de SOS Racisme et de la FIDL. «Juju» suspecté.

OLIVIER MALNUIT