L’attaque des lesbiennes de l’Espace

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Noms : Marie-Hélène Bourcier, Beatriz Preciado.
Domicile : France et Etats-Unis.
Âges : la trentaine.
Activités : théoriciennes lesbiennes déjantées, auteur de « Queen Zones » et du « Manifeste contra-sexuel ».
Signe particulier : aiment exhiber des bites synthétiques sur les photos.

« Tu vas rencontrer des lesbiennes ? Oh la, t’as pas peur de te faire frapper ? » C’est toujours pareil : quand on aborde le sujet, les clichés affluent, le rejet pointe son nez. On voit les lesbiennes comme une micro-communauté repliée sur elle-même, peuplée d’« hommasses » rogues et agressives, fréquentant toujours les mêmes adresses confidentielles. Rien à voir avec les gays qui, depuis quelques années, ont pignon sur rue, et même sur I’Hôtel de Ville.

Est-ce le désir d’accéder à la visibilité pédé ? Toujours est-il que ces jours-ci, on assiste à un raz-de-marée lesbien, une production théorique débordante. La collection Modernes, chez Balland, a publié depuis un an pléthore d’essais : Manifeste contra-sexuel de Beatriz Preciado, Queer Zones de Marie-Hélène Bourcier, Contre le sexage de Michèle Causse, ou la Pensée straight de Monique Wittig, figure mythique des combats féministes exilée aux Etats-Unis. Si on y ajoute l’impressionnant travail des éditions Gaies et Lesbiennes (des essais, des témoignages, mais aussi des romans à l’eau de rose lesbiens ou de la science-fiction queer), on se dit que les lesbiennes sont prises d’une urgence de parler phénoménale, qui a même quitté les pédés.

LES « GENDER STUDIES »
Marie-Hélène Bourcier et Beatriz Preciado incarnent cette nouvelle génération, nourrie au sein (piercée) du féminisme américain. Caractéristique : elles revendiquent sans honte leur masculinité et veulent penser positivement I’identité « butch », « jules », ou « camionneuse ». « Les féministes, chic et cultivées, souvent issues de classes aisées, ont pendant longtemps mis les jules au placard, explique Marie-Hélène Bourcier. On privilégiait l’image d’une lesbienne féminine, élégante bisexuelle, à la Simone de Beauvoir » Même les féministes des années 70, pourtant si radicales, rejetaient les camionneuses : elles leur reprochaient, en s’identifiant aux mecs, de faire le jeu de la domination masculine. Ainsi la culture «butch» était-elle vue, faussement et avec un brin de mépris, comme le propre des lesbiennes prolétaires, incultes et inéduquées, qui reproduisaient les stéréotypes hétérosexuels.
Dans les Etats-Unis des années 80-90, « on assiste à une revalorisation de la culture butch », explique Bourcier. C’est l’époque des « gender and race studies » dans les universités américaines. Des intellectuelles, comme Teresa de Laurentis ou Judith Butler, développent la théorie queer. S’appuyant sur Michel Foucault, elles expliquent que « les genres sont des constructions sociales et culturelles aux limites pour le moins floues. ». Ou, si vous préférez, les genres (masculin/féminin) ne correspondent pas de façon naturelle à notre sexe biologique (mâle/femelle). Ainsi, le queer permet d’accueillir et de penser des identités aussi flottantes que les butch, les travestis, les folles, les trans, les drag queen, etc. Monique Wittig a-t-elle entendu l’appel du queer ? Au début des années 80, l’auteur de l’Opoponax (Prix Médicis 1962), et vétéran française des combats lesbiens, rompt avec les féministes françaises. Et s’installe en Arizona. Tout un symbole.

LES DERAPAGES DU POLITIQUEMENT CORRECT
Les théoriciennes du queer vont donner l’idée aux lesbiennes françaises qu’une identité n’est jamais donnée. Qu’elle se construit en permanence. Ainsi, dans tous les livres qui sortent ces temps-ci, on trouve, de façon presque obsessionnelle, le désir de redéfinir son identité, de chercher à expliquer ce que des mots comme « femme » ou « homme » veulent dire – si tant est qu’ils veuillent encore dire quelque chose. Comme l’écrit Leslie Feinberg dans Attirances, recueil passionnant de témoignages publié aux Editions Gay et Lesbiennes, « Nous avons tous/tes besoin d’aider à la création de mots et de concepts nouveaux pour dire qui nous sommes et qui nous ne sommes pas. »
Mais le désir de s’affirmer peut aussi entraîner des dérapages, comme le montre l’histoire du « politiquement correct ». Dans les années 80 et 90 aux Etats-Unis, un nouveau front de contestation apparaît : la « politique des identités ». Femmes, gays et Noirs réclament une meilleure visibilité dans les médias, à la télé, dans les universités. « On partait du principe, rappelle Naomi Klein, dans son livre No Logo (voir page 88), que ce qui contraignait les femmes et les minorités ethniques, c’était l’absence de modèles qu’on put voir dans des positions de pouvoir dans la société et que les stéréotypes perpétués par les médias – et intégrés dans le tissu même du langage – servaient à renforcer sans grande subtilité la suprématie des Blancs de sexe masculin. »
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Dès lors, en 1991, le groupe radical Queer Nation organise des manifestations contre le Silence des agneaux parce que le personnage de serial killer est un travesti. Ils interrompent le tournage de Basic Instinct parce que le film présente des lesbiennes tueuses armées de pic à glace. Surtout, la bataille se déplace sur le terrain du langage. Les lesbiennes créent une foule de nouveaux mots : « butch », « fem » (prononcer « faime »), «transgenre», «M2F» (« men to female »),«F2M»(« men to female »)…Un mot n’est jamais écrit sans son équivalent féminin. On aboutit parfois à un étrange langage codé, telle cette phrase relevée dans le livre de Bourcier : « La mise au placard de la culture lesbienne butch/femme est le fait du féminisme (féminisme lesbien compris) mais aussi de lesbiennes pré – ou post – féministes issues de classes aisées, d’historien(ne)s. »

QUELLE PILULE ?
On pourra sourire à ces excès, qui rappellent les plus belles heures du structuralisme. Néanmoins, on se retiendra de rire avec les loups. Car ce souci de dénomination, cette façon de couper les cheveux en quatre, ne sont que la réponse à la connerie misogyne qui pèse sur la société. Il suffit de voir la haine que provoquent les Chiennes de garde, dont les revendications sont pourtant bien inoffensives. Certes, Isabelle Alonso est un peu consternante, mais mérite-t-elle tant d’indignité ? II faut voir comment des présentateurs télé comme Thierry Ardisson, des écrivains comme Philippe Muray deviennent hargneux sur le sujet alors qu’ils passeraient tout à n’importe quel salopard. Y aurait-il un problème ?

 

« Nous n’avons pas besoin d’un autre intellectuel français, mais d’une petite butch hacker pour nous apprendre à pénétrer les systèmes de la matrice sexe/genre. » (Beatriz Preciado)

 

Plutôt que de hurler avec la meute, soulignons la nouveauté étonnante des ouvrages de Preciado et Bourcier. Elles créent des OVNI littéraires où il est question de Michel Foucault et de Baise-moi, de Deleuze et des films homos de Bruce La Bruce, de Simone « Lesbeauvoir » et de Matrix, de lutte des classes et de godemichés. Toute une nouvelle pop théorie qui fait le pont entre la haute et la basse culture, entre la tête et le bas-ventre, entre la France et les Etats-Unis. Bref, de tout ce que nous voudrions voir plus souvent pris en compte : la culture populaire, dans son inventivité dérangée, dans sa bigarrure excentrique, dans son modernisme déjanté. Ne pouvant pas se reconnaître dans le « discours straight », les lesbiennes sont obligées de créer leurs propres références, leur propre langage. Cela les amène à être parfois un peu trop intellos, voire franchement hermétiques, mais aussi à créer des formes nouvelles, des rapprochements inattendus, à interroger nos certitudes, à nous ouvrir un espace de pensée.
« Nous n’avons pas besoin d’un autre intellectuel français, écrit Preciado en préface du livre de Bourcier. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une petite butch hacker pour nous apprendre à pénétrer les systèmes de la matrice sexe/genre et à circuler dans les représentations et les discours qui le nourrissent. J’ignore si vous êtes prêt(e) à suivre Bourcier là où elle veut vous emmener et ce que vous auriez répondu à Morpheus vous demandant quelle pilule vous voulez prendre. Lire ou prendre la pilule bleue et continuer de croire que la ma- trice sexefgenre est la réalité, c’est à vous de voir » Alors quelle pilule voulez- vous prendre ?

«Queer Zones» de Marie-Hélène Bourcier (Moderne/Balland). 212 pages. 110 FF «Manifeste contra-sexuel» de Beatriz Preciado (Modernes/Balland). 157 pages. 110 FF «La Pensée straight» de Monique Wittig (Moderne/Balland). 120 pages. 110 FF «Attirances» de Christine Lemoine et Ingrid Renard (Gaies et Lesbiennes). 
410 pages. 139 FF.

Patrick Williams 


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