Le Maître Jedi

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Prénom : Noam.
Nom : Chomsky.
Age : 75 ans.
Activité : linguiste, militant anarchiste.
Signe particulier : intellectuel engagé et chercheur réputé, il prouve depuis plus de quarante ans que la linguistique, aussi, peut être un sport de combat.

« Noam Chomsky ? Ah oui, ce gauchiste américain qui défend Faurisson et les révisionnistes. » C’est par cette simple phrase que les intellectuels français expédient le cas Chomsky, coupable d’avoir écrit que Faurisson – qui s’évertue à nier les chambres à gaz – avait le droit de s’exprimer comme tout le monde.

Le fait que 90% de ses collègues anglo-saxons estiment eux aussi que la liberté d’expression ne se partage pas – et que, donc, Faurisson est libre d’écrire ce qui lui chante, aussi nauséabonde que soit sa prose – n’entre pas en ligne de compte pour les censeurs hexagonaux. L’oeuvre de linguiste de Noam Chomsky fait pourtant autorité dans le monde entier. Mais ici, c’est plus sur les marges de I’intelligentsia qu’on en entend parler : activistes du Net, artistes contemporains et spécialistes de l’intelligence artificielle vouent un culte à ce chercheur de 75 ans élevé entre des parents professeurs à l’école hébraïque, une école expérimentale et le kiosque à journaux d’un oncle militant progressiste.

JUSTE UNE MISE AU POINT
En fait, Chomsky n’est pas bien vu en France car en plus d’être un chercheur capital, c’est un militant anarchiste déterminé. Pour Jean Bricmont, qui signe la préface de son livre De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis. Le malentendu ne date pas d’hier. Pendant la guerre du Viêt-nam, les intellectuels français le trouvaient tiède. Eux étaient dans une logique de prise de partie : AVEC les Nord-Viêt-namiens, CONTRE les Américains. Alors que chez Chomsky « l’opposition à la guerre n’était pas basée sur I’idée que la révolution viêt-namienne allait offrir un avenir radieux aux peuples d’lndochine mais simplement su l’observation que l’agression américaine au Viêt-nam, loin d’être motivée par la défense de la démocratie, visait à empêcher toute forme de développement indépendant de l’lndochine. » Quand ces mêmes intellectuels parisiens se convertirent au libéralisme sous l’égide de Bernard-Henri Lévy et consorts, il trouvèrent Chomsky subitement enragé. Celui-ci n’avait pourtant pas varié d’un iota dans son analyse.
Aux Etats-Unis, Noam Chomsky dérange également. Mais, au moins, les Américains reconnaissent-ils la rigueur de ses analyses. Business Week, qu’on ne peut taxer de sympathie gauchiste, note qu’« il faudra un jour ou l’autre répondre aux questions que pose Chomsky. Que nous soyons d’accord avec lui ou non, nous y perdons en ne l’écoutant pas. »

Chomsky montre comment le système politique mondial est destiné à empêcher les gens de « prendre le contrôle de leurs vies ».

 

IN AND OUT
Doté d’un physique d’oiseau de proie, quelque part entre Woody Allen et Herbert Von Karajan, équipé de grosses lunettes d’écailles et de costumes synthétiques à la couleur indéterminée, Chomsky incarne l’intellectuel radical par excellence. Une image qui n’est pas sans rappeler celle de notre Pierre Bourdieu national. Autre particularité qu’il partage avec le sociologue de combat : c’est à la fois un opposant déterminé et un chercheur parfaitement intégré au système. Entre deux pamphlets anticapitalistes, Bourdieu enseigne au Collège de France. Chomsky, lui, pousse le bouchon plus loin en étant professeur au Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.), c’est-à-dire au coeur de la bête, là où l’on forme la future élite de la Silicone Valley et de Wall Street.
Pourtant, ce succès institutionnel n’a en rien émoussé sa plume. Et on peut avoir un aperçu de son engagement à travers ses essais politiques publiés récemment de ce côté-ci de l’Atlantique : la Conférence d’Albuquerque et De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis. Dans le premier, il dresse un panorama de la société actuelle et démontre les différents mécanismes à l’oeuvre pour imposer l’idée de TINA (acronyme de « There is no alternative ») : pas d’alternative au libéralisme dominant, pas d’alternative à ce qu’il préfère nommer « corporatism » et assimiler à une forme de tyrannie privatisée. Il passe en revue le fonctionnement contemporain des médias, de la démocratie et des accords commerciaux internationaux, et montre comment le système politique mondial est destiné à empêcher les gens de « prendre le contrôle de leurs vies ». Pour lui, il est préjudiciable qu’on ait « accordé aux sociétés des droits qui dépassent largement ceux des personnes ». Et on instille sciemment « « le nouvel esprit de l’époque », en créant des besoins artificiels ou (…) en suscitant une « philosophie de futilité » et de l’inanité de l’existence. »

OTAN SUSPENDS TON VOL
De la guerre…, l’autre livre qui sort ces jours-ci, ose une idée hétérodoxe : et si le but de la politique militaire américaine à l’étranger depuis la Seconde Guerre mondiale n’était pas de tenter d’améliorer les situations, mais bien de les aggraver ? Et si la catastrophe humanitaire du Kosovo n’était pas une conséquence regrettable des bombardements américains mais l’illustration de la politique du fou ? « Nos ennemis doivent comprendre que nous sommes des fous imprévisibles, détenteurs d’une incroyable force de frappe », affirmait Richard Nixon. Objectif final de cette aggravation volontaire des crises internationales : piller les ressources de la planète. Chomsky cite notamment Georges Kennan, qui dirigeait l’équipe de planification politique du Département d’Etat à la fin des années 40, et érigeait en priorité « la protection des matières premières dont les Américains ont besoin à travers le monde ». Cette priorité a traversé les ans jusqu’à aujourd’hui. « Mais de qui devrions-nous protéger nos matières premières ? se demande Chomsky. Des populations indigènes qui pourraient avoir leur mot à dire sur les questions de l’amélioration du niveau de vie, de la démocratisation et des droits de l’homme. » Un point de vue qui sent le gauchisme éhonté.
Sauf que Chomsky n’affirme pas, il démontre, compare. Précis et documenté, son texte met en relation les violations des droits de l’homme commis par les « Etats scélérats », ennemis des Etats-Unis, et les « Etats alliés » du gendarme du monde. Viêt-nâm du Nord vs Indonésie, Nicaragua vs Salvador, massacres de Kurdes par la Turquie vs massacres de Kurdes par l’Irak… Il y a visiblement deux poids deux mesures dans les condamnations américaines et l’émoi international. Face à la précision chirurgicale de son analyse, nos convictions les plus raisonnables vacillent. Répétons-le, à ses yeux, le but central de la politique étrangère américaine est d’éviter que les habitants de la plus grande partie du monde «prennent leur destin entre leurs propres mains». Propagande subversive ? Non, extrait de documents secrets déclassifiés de la période Kennedy.

LE LANGAGE CONFISQUÉ PAR LA CLASSE DOMINANTE
Si Noam Chomsky est aujourd’hui un intellectuel aussi respecté à travers le monde, ce n’est pas uniquement à cause de ses prises de position politique. C’est aussi en raison de la rigueur et la modernité de son travail de chercheur en linguistique. Chomsky se veut un penseur cartésien. Dans son approche cognitive, l’élément central de la langue, c’est la syntaxe. Il postule de l’existence d’une sorte de grammaire universelle innée où « un petit nombre de modèles abstraits de phrases donne une infinité de phrases correctes ». On imagine la richesse de cette idée pour ceux qui travaillent sur l’intelligence artificielle.
Chomsky s’interroge également sur la façon dont nous manipulons ces modèles. Pour lui, le langage est le lieu où la liberté individuelle se joue. Or, plus que jamais, les médias qui nous décrivent le monde sont aux mains d’une classe dominante ultraminoritaire qui utilise le langage comme un objet d’aliénation. La concentration des médias entre les mains d’un nombre restreint de géants industriels remet clairement en cause les bases de la démocratie libérale, même si ces médias s’en prétendent les fers de lance. Le film la Fabrication du consentement, montrant Noam Chomsky qui répète inlassablement ses arguments à des télé US qui ne veulent pas les entendre, démontre brillamment la justesse de son regard.
Et sa linguistique de rejoindre son engagement : « On retrouve dans ses écrits politiques deux caractéristiques de ses ouvrages techniques : un grand souci de l’exactitude du détail et l’ouverture de perspectives générales capables d’expliquer les faits collationnés », affirme Jean-Yves Pollock dans l’Encydopedia Universalis. Sans occulter la complexité de la réalité, Noam Chomsky croit que le monde a un sens, qu’il répond à des règles qu’il faut mettre en lumière pour le comprendre et le reformer. Un espoir qu’on a une envie séminale de partager. Il serait donc urgent de republier en France les textes fondateurs de Noam Chomsky. Mais, dans un pays qui croit que Bernard-Henri Lévy est philosophe, c’est pas gagné d’avance.

«La Conférence d’Albuquerque» (Allia).
«De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis» (Agone)
A paraître: «Elections 2000» (Sulliver), «Deux Heures de lucidité», entretiens avec Denis Robert et Weronika Zarachowicz (Les Arènes).

Par Jacques Braunstein
(Merci à Guillaume de Bunge).


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