Le côté obscur de la farce

Capture d’écran 2015-07-20 à 14.56.56

Prénom : Michael.
Nom : Moore.
Nationalité : Américaine.
Profession : Humoriste.
Signe particulier : Dynamiste l’autoritarisme et les dérives de l’Etat, des multinationales et de la moralité à l’aide d’une caméra et de beaucoup d’humour.
Autre : N’est pas le seul dans son domaine.

C’était soit Gotlib, soit Clémenceau, la mémoire fait défaut. En tout cas, l’un des grands esprits du XX » siècle, qui avait déclaré que I’humour est une chose trop sérieuse pour être confiée à des rigolos. Il avait bien raison. A force de croire que nos contrées accueillent les consciences intellectuelles, politiques et morales les plus pointues du monde, on se prend à mépriser les autres en général et la satire politique en particulier.

En effet, de I’humour US, on n’a retenu que Friends, Jerry Seinfeld et David Letterman. Un comique d’observation pointu mais dénué de tout contenu social ou politique, mise à part la réglementaire blague sur le chef de I’Etat du moment. Erreur. Alors que les intellectuels américains agissent dans l’ombre, la voix de la contestation reste toujours puissante chez les comiques de scène, les stand up comedians qui, depuis un demi-siècle, officient comme épouvantails professionnels, éclaireurs amusés et commentateurs féroces de la vie publique américaine.

 

… Moore emmène avec lui une douzaine de cancéreux dénués de larynx entonner des chants de Noël dans les bureaux de Philip Morris.

 

UNE SODOMOBILE DANS LES ETATS REACTIONNAIRES
Telle la charogne de Baudelaire, les Etats-Unis n’ont jamais été aussi intéressants que lorsqu’un poète s’occupait de raconter la beauté de leur déréliction. Le plus célèbre d’entre eux est bien entendu Michael Moore, auteur de Roger et Moi, dont l’émission de télé, The Awful Truth, est I’une des plus drôles et des plus audacieuses demi-heures de télévision que l’on ait pu voir de mémoire de couch potato. Ce gros type mal sapé, fils d’ouvrier à grande gueule, donne la parole à ce prolétariat dont on a oublié l’existence et ose des actes dignes des plus inventifs des surréalistes.
Quand Moore ne mène pas une douzaine de cancéreux dénués de larynx entonner des chants de Noël dans les bureaux de Philip Morris et Marlboro, c’est un groupe d’homos et de lesbiennes qu’il drive dans un car surnommé la Sodomobile à travers les Etats dans lesquels la sodomie est interdite. Durant les élections pour l’investiture aux présidentielles 2000, son candidat n’était autre qu’un ficus, plante à larges feuilles pour laquelle il menait campagne en arguant que, au moins, le ficus causerait moins de dégâts que les candidats démocrates et républicains. Avec un sens comique absurde digne de Groucho Marx, Michael Moore a démontré plusieurs choses. D’abord, que l’activisme de gauche n’est pas que l’affaire d’austères sociologues. Ensuite, que le défaitisme général peut être dynamité si d’aucun agit à son échelle pour contrer la dérive vers l’autoritarisme. Son oeuvre, salutaire et bon enfant, ressoude les liens entre les couches sociales arbitrairement séparées – ouvriers de province, Noirs de banlieue, immigrés mexicains, chômeurs paumés, white trash hostiles et gays flamboyants dans une vaste entreprise de reconquête d’un rêve américain bafoué et bousculé.

LES PARRAINS LENNY BRUCE ET GEORGE CARLIN
Michael Moore n’est ni le premier ni le seul. Leur père à tous est un Juif new-yorkais, héros de la Seconde Guerre mondiale mort d’overdose et d’épuisement après d’innombrables poursuites judiciaires pour obscénité. Lenny Bruce, magistralement interprété par Dustin Hoffman dans le film Lenny, était un artiste du verbe, déversant un flot de poésie beatnik d’une modernité stupéfiante et d’une acuité mordante, influençant Bob Dylan autant que Patti Smith et Frank Zappa. Parmi ses thèmes, la religion, son obsession principale, laissait occasionnellement place à des attaques sur la police, la censure, la télévision, la drogue, le sexe, créant un univers mental à la fois sophistiqué, urbain et abscons. Comme si Boris Vian, Serge Gainsbourg, Pierre Dac et Jean Yanne avaient été élevés dans le Bronx en un seul homme tordu de douleur.
Son poulain, lui aussi élevé dans les quartiers miteux de New York, a bénéficié d’une plus grande longévité. George Carlin, auiourd’hui sexagénaire, reste pourtant l’un des observateurs les plus caustiques de la société américaine. Star de la pensée contre-culturelle, il a été le héros des hippies avant de se les mettre à dos lorsque ceux-ci se sont ralliés au réalisme capitaliste reaganien. Au rythme d’un CD par an, Carlin, avec I’acidité d’un Bedos et l’art d’un Desproges, refuse de s’assagir avec les années, virant de plus en plus à gauche avec le temps. Il pourfend autant la télévision que le langage aseptisé du politiquement correct (« Pourquoi dit-on « homme de couleur » ? « Homme de couleur », c’est quelque chose qu’on voit quand on a pris des champignons »), la politique intérieure et étrangère des Etats-Unis que l’arrogance bouffie des baby boomers dont il fait pourtant partie.

TA RELÈVE EST PRÊTE
On aimerait tous les citer. Le plus tragique de tous ces comiques s’appelle Bill Hicks, mort à 36 ans d’un cancer de l’estomac, et qui, dans ses enregistrements posthumes, se révèle comme l’un des esprits les plus brillants des années 90, injuriant son public de bouseux white trash, attaquant de front le pouvoir républicain en plein patriotisme post-guerre du Golfe (« C’est curieux, Saddam Hussein et moi rêvons de la même chose : voir les petits enfants de Bagdad jouer au foot avec la tête de George Bush ») et toute la bonne conscience de droite dans un torrent de sarcasmes déchirants de sincérité.
Ne pleurez pas Hicks, sa relève est prête. D’anciens punks comme Jello Biafra et Henry Rollins ont déià plusieurs disques de spoken word derrière eux et entament de nouvelles tournées dans lesquelles le comique s’appuie autant sur Noam Chomsky (voir page 96) que sur Woody Allen. Partout, des centaines de voix nouvelles éveillent les consciences. L’élection de George W. Bush aura finalement servi d’électrochoc à toute une population en pleine digestion du festin prospère des années Clinton. Burp !

A voir: «The Awful Truth», rediffusé au mois d’août sur Canal Jimmy.
A lire: «The Essential Lenny Bruce» (Panther) et «How to Talk Dirty and Influence People» (Playboy Press) de Lenny Bruce. «Braindropping» de George Carlin (Hyperion Publishing).
A écouter: «Lenny Bruce, the Carnegie Hall Concept» (World Pacific). «Lenny Bruce», Rhino, «Rant In E-Minor», «Arizona Bay», «Dangerous», de Bill Hicks (Rykodisc). «Parental Advisory: Explicit Lyrics»,«Jammin’ In New York» et «You Are All Diseased» de George Carlin (Eardrum Records et Atlantic).

Nikola Acin


Capture du 2015-07-13 10:01:12