LE FESTIVAL DE CANNES – A to Z

Paru dans le numéro 133 de Technikart – 25/05/2009

On y était, on y a fait notre quotidien «SuperCannes» pour la troisième année d’affilée, on y a aimé, on y a haï, on y a très, très peu dormi (même devant les films), bref, c’était Cannes, l’année de «Là-haut», d’«Un prophète» et de «Soudain le vide». On vous raconte tout de A à Z.

JACQUES AUDIARD
2h38 de cinéma pur. Un prophète suit l’itinéraire d’un petit délinquant qui devient une grosse frappe. Six ans de taule, de violence, de fantasmes et d’apprentissage. Formellement, le film poursuit les expérimentations d’Audiard (caméra lampe torche, mise en scène affolée), mais c’est sur le plan de la richesse narrative et philosophique que son film tue : piochant dans le réalisme documentaire, le film de prison (pensez Oz), le film fantastique (il est question de fantômes et de visions), Un prophète s’accompagne d’une révélation : Tahar Rahim, bien dans la Commune, explose ici. Le Grand prix ? Seulement ?

LE BARON
Comme chaque année, le miniclub de l’avenue Marceau prenait ses quartiers au croisement des rues Henri-Ruhl et François-Einesy. Et, comme chaque année, on y était tous les soirs. Parce que les performances étaient chaudes, que Blondie chantait et que des couples forniquaient à l’étage. Et aussi parce qu’on n’avait pas le choix : la rue Henri-Ruhl, on y habitait. Alors, se retourner dans le lit jusqu’à 6h00 du mat’ ou se joindre aux crève-la-faim de la night ? Grâce à Bak, euh… grâce à Dieu, on n’a jamais eu à le regretter.

LE COSMOS
Du Baron au Cosmos, il n’y a souvent qu’un verre de plus, un after sur la plage au lever du soleil ou… un film espagnol hors compétition. Ce film, Agora, est signé de notre chouchou maison, Alejandro Amenabar. L’homme d’Ouvre les yeux, des Autres et de Mar Andentro, qui a filmé les rêves ou la vie après la mort comme personne. Pour lui, parler de la civilisation et de sa chute, ce devrait être du gâteau. Mais alourdi par un verbiage ras du sol et une envie de filmer « du point de vue des extraterrestres » (!), le gâteau est dur à digérer. Il y est question d’une femme qui, au sommet de la civilisation antique, a la révélation de la révolution de la Terre. La montée des chrétiens scellera l’entrée dans le Moyen Age, la première fin des temps et la première grosse déception de notre festival.

PETE DOCTER
A chaque Pixar se représente l’idée que ces films sont fabriqués par des gens de cœur et d’esprit, et qu’il y en a un parmi eux qui est plus important que les autres. On l’appelle le réalisateur. Le Pete Docter de Là-haut, grande aventure romantique qui fait pleurer sous ses lunettes 3D, est bien celui de Monstres & Cie : slapstick speedé, duo Laurel & Hardyesque, quête amoureuse à travers deux espace-temps… Et puis, il y a ce dernier plan vertigineux, contenant hors-champ tout le film que l’on vient de voir, comme dans Monstres & Cie. Film d’(h)auteur.

«JUSQU’EN ENFER»
Sam Raimi retourne Jusqu’en enfer, c’est-à-dire à ses racines gores. Vraiment ? Non. « Si je refaisais aujourd’hui un film d’horreur avec mon pote Bruce Campbell, nous confiait-il dans une chambre du Martinez, le public le regarderait à distance. Depuis Evil Dead, j’ai découvert la nécessité d’explorer les conflits moraux. » Il en est là, Sam : plus question de revenir en arrière, simplement d’aller de l’avant. C’est quoi l’étape suivante ? Et maintenant où va-t-on ? On pense ce qu’on veut de Jusqu’en enfer mais Sam (se) pose les bonnes questions.

MICHAEL FASSBENDER
Au champagne dès le matin ? « Pff, pas le choix, comment je tiens, sinon ? Je suis arrivé cette nuit de Louisiane, où je tourne un western. Pas fermé l’œil depuis je ne sais plus combien de temps. » Vrai charisme de star, Michael Fassbender est dans le joli Fish Tank de Andrea Arnold, premier film de la compèt’ et Prix du jury au final. Il y joue l’amant qui s’insinue dans le quotidien d’une femme et de ses filles, surtout celle de 15 ans, en pleine révolte teen. Quand on le rencontre, on ne sait pas encore qu’il y improvise moins (et beaucoup mieux) que dans Inglourious Basterds de Tarantino, où il joue un soldat anglais déguisé en allemand. « C’est ça qui est beau dans ce métier, passer d’un truc à l’autre, sans arrêt, tête baissée. » Un conseil, Michael, regarde quand même où tu mets les pieds.

GASPAR NOÉ
Dans la dramaturgie de ce festival, il était dit que le choc terminal, celui après lequel tous les passagers seraient priés de descendre du train, serait celui-là, Soudain le vide. Bien sûr, certains ont pris ce titre au pied de la lettre: soudain le vide … dans la salle. Ceux qui sont restés ont deux avantages à nos yeux : ils avaient compris 1) que le film n’était pas fini quand l’écran est devenu noir une première fois (une de ses nombreuses audaces formelles) et 2) que Gaspar Noé venait de signer une œuvre colossale. Une expérience torrentielle sur le Bardo Thödol (le livre tibétain des morts) qui mêle la mort, la drogue, le sexe et la réincarnation en un seul et même délire sensoriel, ainsi qu’un vertige théorique sur le cinéma (plans flous quasi abstraits, changements de focales à l’intérieur des plans, torsion et distorsion du réel, de l’espace et du temps etc.) Devant l’ovation de ceux qui restaient dans la salle, Gaspar pouvait se lécher les moustaches.

ISABELLE H UPPERT ET MICHAEL HANEKE
Au palmarès, il restait deux prix : le petit (le Grand prix) et le grand (la Palme d’Or), et deux films, le bon (Un prophète d’Audiard) et le mauvais (le Ruban blanc de Haneke). Qui peut affirmer que la connivence entre ce dernier et Huppert n’a pas joué (pas nous) ? Et qui peut vraiment le leur reprocher (tiens, on va se gêner) ? Bref, Michael a gagné, Isabelle lui a fait un gros câlin, c’était énervant et on a éteint la télé.

INTERDIT
Cannes, terre d’asile ? Cette édition 2009 marque la recrudescence des films « clandé », amenés sous le manteau. Une caméra numérique légère, des petits financements étrangers et le tour est joué. Interdit de tournage en Chine pour « avoir semé le trouble » avec Une jeunesse chinoise, Lou Ye présentait Nuit d’ivresse printanière, sorte de Jules et Jim homo.
Bahman Ghobadi, lui, montrait On ne sait rien des chats persans, une fantaisie rock filmée à la barbe des mollahs iraniens. Dans les deux cas la mise en scène est à l’arrache et la vitesse n’est plus une affaire d’esthétique mais une question de survie. Ca n’en fait pas forcément des bons films, mais cette énergie pirate faisait souffler un vent de liberté salle Debussy.

JIM CARREY
Jim au Carrey ? A Cannes, le rigolo a pu montrer deux facette de sa carrière protéiforme. Mardi 18, le comique transformiste lançait la promo du Disney de Noël, A Christmas Carol, féerie « mo-cap » adaptée de Dickens par Bob Zemeckis. Quelques minutes plus tard, l’acteur sérieux traversait la Croisette et présentait I Love you Philip Morris à la Quinzaine : une « dramédie » homo dans laquelle il roule des pelles à Ewan McGregor et devient le porte-drapeau de la cause gay dans un Texas bushiste. A chaque fois, il est très bien.

KEUFS
Drôle d’ambiance les trois premiers jours. Rues vides, fêtes exsangues, salles à moitié pleines, tout marchait de travers. L’absence de monde nous a permis de voir dans sa nudité royale la présence irritante de l’Etat policier : à la sortie des hôtels, sur la Croisette, dans leurs fourgons sillonnant la rue d’Antibes, on ne voyait qu’eux, avant que la foule du premier week-end ne vienne les masquer en leur rendant leur raison d’être.

LOGORAMA»
A force d’usiner du clip et de la pub pour des executives goûtant peu leurs délires de sales gosses anars, les trois petits génies du collectif H5 ont fini par exorciser leurs frustrations en accouchant du court-métrage d’animation Logorama, micro-blockbuster tordant où le bibendum Michelin tient le rôle de Bruce Willis et Ronald McDonald, celui du bad guy psychopathe. Sans hésitation le plus beau casting du festival (cameos du Géant Vert, des Pringles, du gamin Haribo, du lion de la MGM…) et l’un de ses sommets comiques. Reste une vraie crainte puisque, pour d’évidentes raisons de copyrights, le film risque de ne jamais être exploité. L’attendre de pied ferme sur Dailymotion.

ANTONIO M ARGHERITI
« An-to-nio Margheri-ti ! » (à dire avec l’accent italien et la main en bec de canard). A peine sorti de la salle, c’est tout ce qui reste du nouveau Tarantino, Inglourious Basterds. Une scène de comédie hilarante dans laquelle Eli Roth, « déguisé » en italien, répète trois fois son pseudo à un officier SS chatouilleux sur l’intonation (l’inconnu Christoph Waltz, correctement récompensé du Prix d’interprétation). C’est peu, c’est que dalle, à peu près équivalent au geste incompréhensible de Q.T., qui fout son art de la dilatation à la poubelle, dit merde au monde entier et brûle tout : l’écran, le film, la salle et tous ceux qui auront été assez cons pour venir dedans. En contemplant le gros tas de cendres qu’il a fait avec sa carrière et son talent, on ne rit plus du tout. « Marghe-ri-ti » ?

NUITS BLANCHES
Marche aussi à B comme : « Bouclages tardifs. » P comme : « Pas dormi des masses. » M comme : « Mmmh les after-petits déj’ de la plage 3-14 ! » Et V comme : « Vous pourriez nous prendre en pitié mieux que ça, quoi ! »

OOH AAH CANTONA !
Vous n’avez qu’à payer 10 € pour vous rendre compte qu’on vous a un peu trompé sur la marchandise (dans Looking for Eric, Canto ne joue pas Canto mais un bon génie qui veille sur la destinée d’un papa en crise). Mais c’est l’occasion de revoir quelques beaux buts d’un autre temps et, pour nous, de rencontrer le héros qui nous confiera que le coup du col remonté, c’était un truc de superstition : « Certains ne changent plus de slips après un match gagné. Moi, je préférais remonter mon col. » C’est pas bon, ça ?

ROBERT PATTINSON
L’émeute de teenageuses est venue de Robert Pattinson, qui vit moyen son nou-veau statut d’idole. Rencontré dans des circonstances franchement déplaisantes (fliquage protocolaire, embargo sur l’interview, interdiction formelle de parler de lui pendant Cannes … comme si on allait se gêner ! ), « Rob Patts » est apparu aussi flippé ue sone prsonnage dans Twilight, dont il aura bientôt achever le tournage (« Edward ne peut pas vieillir, c’est la clé ! En mars 2010 je vais mettre en boîte les autre films de la saga »).
Phobie des photographes (« Je n’ai pas signé chez Disney, rien ne m’oblige à leur sourire« ), claustrophobie cannoise (« J’aimerais faire des trucs ici mais je ne fais rien. C’est comme un boulot, j’ai des déjeuners« ) … Rob, à deux pas de son attachée de presse, n’a pas cédé une seconde au langage promo. « This all thing is bullshit« , concluit-il. Palme du mec le plus cool.

«TECHNIKART-SUPERCANNES», LE QUOTIDIEN
Troisième édition du Technikart-Super-Cannes et déjà presqu’une routine dans les galères du quotidien. « Eh, t’as pas une phrase du jour, par hasard ? », « Promis, demain on boucle avant 1h00 du mat’ ! », « Au fait, c’est à qui de faire la vaisselle aujourd’hui ? », comme autant de leitmotivs qui ont bien fait marrer tout le monde au début, moins à la fin.
Restent dix jolis numéros dont on se demande encore comment ils ont pu tous paraître en temps et en heure, des montées d’adrénaline stupéfiantes et un amoncellement d’assiettes sales dressé comme un trophée près de l’évier. A l’année prochaine ?

RELIGION
Les titres Un prophète, Antichrist ou Là-haut signalent combien la religion a infusé le festival. Moteur d’aliénation dans Eyes Wide Open (l’amour gay sur fond d’orthodoxie juive), source du fascisme chez Haneke (le rigorisme protestant annonce le nazisme) ou de manipulation dans Antichrist
Dans ce contexte, Un prophète, le film d’Audiard, était radicalement différent. Il est bien question d’un prophète, mais laïque cette fois : ce n’est pas Dieu qui inspire Malik, mais le type qu’il assassine. Et la prophétie en question est celle d’une nouvelle forme de criminalité, plus intelligente, policée… qui utilise la religion à ses seules fins.

« SACRE DU PRINTEMPS»
Pas sûr que cela suffise à claquer le bec aux détracteurs de Jan Kounen, mais son Igor Stravinski et Coco Chanel est l’un des plus beaux films de clôture depuis Mort ou vif de sam Reimi, un film (re)tenu sur la passion nécessaire à la création et la place qu’elle laisse à l’amour. Dans ce film de clôture, le grand moment était l’ouverture : la reconstitution de la première du Sacre du printemps en 1913, morceau de cinéma d’une virtuosité extraordinaire (découpage, sens de l’espace, du rythme et de la durée), pour lequel Kounen avoue « avoir revisionné les séquences de bataille de Lawrence d’Arabie « . Ca se voit ? Un peu, oui, que ca se voit …

«T’AS VU CE TRUC ?»
A Cannes, puisqu’il est humainement impossible de ne rien louper, le bilan de votre festival reposera principalement sur la pertinence de votre intuition (et les ordres de vos chefs). Du coup, parfois il vaudra mieux préférer un doc sur le Rwanda au nouveau Park Chan-wook, un clippeur québécois à Tarantino, un polar israélien à un cocktail mondain.
Dans l’ordre chronologique, ça donne les obsédants My Neighbor, my Killer, d’Anne Aghion, Polytechnique, de Denis Villeneuve, et Ajami, de Copti et Shani. Soit trois films dont on ne savait rien et dont on n’espérait pas grand-chose, jusqu’à ce que les lumières se rallument et qu’on découvre nos joues toutes rouges. On lance le buzz, ici et maintenant.

URUGUAY
« Dans notre pays, lorsque vous tournez un long-métrage, vous pouvez vous considérer comme une sorte d’élu », nous confiait Alvaro Brechner, venu présenter son irrésistible Bad Day to Go Fishing. Le film, aussi tordant que mélancolique, avait déjà, pour un premier essai, des allures de prouesse – le grand challenge ayant été de l’avoir financé et shooté dans un pays du quart-monde cinématographique. Au final, cinq années de pré-prod’ acharnées pour un résultat évoquant des Coen en pleine crise d’humanisme : ça valait son pesant de pesos et la Caméra d’or de notre palmarès perso.

VIEUX DE LA VIEILLE
Thierry Frémaux a mis la presse en garde : « Ne dites pas que c’ets un festival des habitués, demandez-vous plutôt comment ces cinéastes-là ont su se renouveler. »
On dira en vitesse que Loach (Looking for Eric) a préféré botter en touche (un film récrétaif), que Almodovar (Les Etreintes brisées) a sombré (toutes ses figures habituelles dans un pot, on agite le tout, qu’est-ce qui reste ? Rien), que Haneke (le Ruban blanc) a eu la bonne idée de passer au noir et blanc (ça n’a l’air de rien, mais les palmes tiennent parfois à ce genre de détails), que Terry Gilliam (the Imaginarium of Dr. Parnassius) a fait son film-somme en forme d’autoportrait, que Coppola (Tetro), à la Quinzaine, a fait comme si on était de nouveau en 1983, et que Von trier à tout repris à l’envers (Anti-Christ), racontant une chute plutôt qu’une transcendance, du fin fond de sa dépression. Irritant, oui, mais, de tous, il est le seul qui a tout mis sur la table. Tout y compris …

«TAKING WOODSTOCK»
La reconstitution non pas du concert mais des préparatifs et de tout ce qu’il a créé alentours pendant trois jours : moins une expérience musicale qu’une expérience de vie collective. Le film de Ang Le nous ferait presque croire à al portée philosophique du mythe Woodstock (voir aussi page 70).

X
Si les stars du X se pavanaient partout (Laly, Marc Dorcel, Dolly Golden…), pas mal de films ont su aussi enlever le bas. Le cul est le sujet principal (et métaphorique) d’Antichrist, Willem Dafoe et Charlotte Gainsbourg, doublés par des porn stars pour toutes les scènes hardcore, rejouant la guerre des sexes. Gaspar Noé filme des ébats « de l’intérieur », si l’on peut dire, et il est également beaucoup question de la chose dans Nuit d’ivresse printanière, dans Kinatay (de Brillante Mendoza), qui tourne autour d’un viol terrifiant, ou dans Daniel & Ana (de Michel Franco) sur un frère et une sœur forcés de coucher ensemble pour un porno clandestin. Pas très bandant, tout ça…

SEAN YANG
« Clac », faisait les doigts de Sean Yang sur l’estrade de la salle Bunuel. Sa maman évoquait son rapport mélancolique au film de son mari disparu (A Brighter Summer Day, chef-d’oeuvre de 1992, quasi invisible depuis) ? Ce qui amusait Sean, c’était de faire claquer son pouce et son index. Un grand moment de légèreté juvénile parfaitement raccord avec les 237 minutes de cinéma rock qui allait suivre. Juste avant le début de la projo, on apprenait que Sean, 10 ans, allait découvrir le film de son papa, en même temps que certains d’entre nous Déchirant.

TATA SUZETTE
Bloch Party avait révélé chez Michel Gondry une capacité inattendue à faire résonner le réel à travers son habituel dispositif poético-lo-fi. Avec l’Epine dans le coeur, présenté hors compét’, il pousse le bouchon du « vrai » un cran plus loin, et met son nez dans les fêlure de sa propre famille pour ausculter les rapports doux-amers entre sa tante Suzette, ex-instit’ de campagne, et son cousin Jean-Yves, grand gamin de 50 ans incapable de se confronter au quotidien. Un beau mélo vénéneux qui séduit aussi par sa dialectique réel/imaginaire, dessinant en creux un autoportrait touchant de son auteur.

G. GOLHEN, F. GRELET, L. HADDAD ET B. ROZOVAS