Manuel Valls – «LA GAUCHE PRADA, C’EST MOI»

Paru dans le numéro 135 de Technikart 20/08/2009

C’est le bellâtre du PS qui porte des cols Mao, passe ses vacances chez les cocos de la mode et fait rien qu’à embêter ses petits camarades. Manuel Valls peut-il vous redonner envie de voter socialiste ? Pas sûr. Mais c’est justement ça, l’idée…

MANUEL VALLS, VOUS ÊTES DÉPUTÉ-MAIRE D’EVRY, CANDIDAT À LA PROCHAINE PRÉSIDENTIELLE ET INVENTEUR D’UNE SORTE D’«AFTERSOCIALISME» QUI CHERCHE ENCORE SA VOIE. QU’EST-CE QUI VOUS ARRIVE ?

Je suis candidat à la présidence de la République pour témoigner d’une urgence politique à gauche : le parti socialiste peut radicalement changer et se renouveler si nous organisons rapidement des élections primaires, sur le mode du parti démocrate américain, pour désigner notre candidat face à Sarkozy. C’est l’occasion ou jamais d’un vaste mouvement populaire et d’une dynamique électorale qui peut modifier beaucoup de choses dans ce pays.

OK, MAIS POURQUOI VOULOIR CHANGER LE NOM DU PS ALORS QUE VOUS VENEZ VOUS-MÊME DE CRÉER UN MOUVEMENT AVEC UN TITRE À DORMIR DEBOUT. ÇA VEUT DIRE QUOI «A GAUCHE, BESOIN D’OPTIMISME» ?
Je pense qu’on a besoin d’optimisme dans ce parti. Avec la gauche, on a l’impression que tout est négatif, qu’on est toujours contre. On ne porte pas les espoirs de ceux qui veulent voir les choses bouger. Et j’affirme que l’un des rôles de la gauche, c’est de donner envie. Aujourd’hui, le problème des gens de gauche, c’est qu’il ne sont franchement pas sexy…
C’EST SÛR: VOUS-MÊME, VOUS ÉTIEZ EN VACANCES EN TOSCANE CET ÉTÉ. QU’EST-CE QUI VOUS BRANCHE LÀ-BAS: LE CHIANTI OU LA GAUCHE PRADA ?
Si vous voulez parler de cette gauche italienne, parfois proche des milieux de la mode alors qu’elle vient du parti communiste, incontestablement la gauche Prada. En Toscane, les logements sociaux sont, par exemple, de grande qualité et la marque des anciens communistes. Le parti démocrate, qui regroupe beaucoup d’entre eux, va désigner dans les prochaines semaines son candidat contre Berlusconi au cours de primaires ouvertes à tous les militants et sympathisants de la gauche italienne. C’est une gauche moderne, la gauche Prada : en phase avec le monde actuel et débarrassée de ce vieux « surmoi marxiste » qui paralyse les socialistes français.
CE TYPE DE PRIMAIRES À L’AMÉRICAINE, OUVERTES À TOUS LES SYMPATHISANTS, CE SERAIT POUR VOUS UN BON MOYEN DE CONTOURNER LA DIRECTION ACTUELLE DU PS ?
Ce serait surtout un bon moyen de régénérer une formation politique dont les rites et les méthodes héritées du XIXe siècle sont dépassés. Aujourd’hui, un parti qui a raison sur tout avec seulement 100 000 ou 150 000 adhérents, ça ne marche plus. C’est pour ça que notre candidat aux prochaines élections doit être désigné dans une consultation ouverte à tous, y compris aux cinq millions d’électeurs proches de nous.
AUJOURD’HUI, QUI S’OPPOSE À L’ORGANISATION DES PRIMAIRES AU PS ?
Ouvertement, pas grand monde. Mais de manière plus subtile, une grande partie de l’appareil actuel du parti qui recule l’échéance…
C’EST UN REFUS SOUTERRAIN DES VIEUX DU PS ?
Il y a un peu de ça. Ce n’est pas un hasard si Arnaud Montebourg (47 ans), Vincent Peillon (49 ans) et moi-même (47 ans) réclamons d’urgence l’organisation de primaires. Et que ce soient Laurent Fabius (63 ans), François Holande (55 ans) et la direction actuelle du parti qui traînent les pieds…
CONCRÈTEMENT, ÇA VA SE PASSER COMMENT ?
Ce ne serait pas une consultation organisée par l’Etat mais par nous-mêmes. Il faut donc en approuver rapidement le principe pour que l’organisation soit au-dessus de tout soupçon. Nous aurons besoin de bureaux de vote dans chaque ville, d’un système d’adhésion à quelques euros et d’un comité d’experts.
COMMENT POUVEZ-VOUS ESPÉRER QUE ÇA SE PASSE BIEN ALORS QUE VOUS SUSPECTIEZ L’AN DERNIER MARTINE AUBRY D’AVOIR ÉTÉ ÉLUE GRÂCE À DES TRIPATOUILLAGES DE VOIX ?
Raison de plus pour que ces primaires se déroulent sous la surveillance de personnalités non parti-sanes comme Robert Badinter, par exemple. Il faut que chaque liste électorale puisse être vérifiée, que les résultats soient validés par une commission indépendante. Si nous avions eu ce type de dispositif au moment de l’élection de Martine Aubry, nous n’en serions pas là où nous sommes.
A L’ÉPOQUE, VOUS VOULIEZ SAISIR LES TRIBUNAUX FACE AUX SUSPICIONS DE FRAUDE DANS LES BASTIONS DU NORD. POURQUOI N’AVOIR RIEN FAIT ?
C’est du passé. On ne peut pas passer notre temps à se taper dessus…
C’EST QUOI, LE GROS BLÈME DU PS ?
Nous n’avons plus de voix, on ne sait plus parler au pays. Mais le plus ennuyeux, c’est qu’on passe pour une secte. Il y a une sorte de peur du parti par rapport à toute parole nouvelle qui s’exprime, comme si la vérité était détenue par une direction politique et un corps militant réservé…
ET POURQUOI DONNEZ-VOUS TOUJOURS L’IMPRESSION D’ÊTRE UNE BANDE DE BOURGEOIS NÉVROSÉS ?
Vous savez, Blum, Jaurès et Mitterrand étaient des bourgeois. Ça ne les a pas empêchés d’incarner énormément d’espérance. Je crois qu’il faut se méfier de la critique des élites, qui tourne vite au populisme. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes du parti socialiste. Nous gouvernons la totalité des régions, des départements et la plupart des grandes villes et les Français font confiance aux « élites municipales » du PS. Mais dès qu’il s’agit de parler de la France ou de diriger le parti, c’est comme si notre pensée s’était fossilisée. Nous ne sommes pas un parti de bourgeois mais une formation dont les dirigeants ne sont plus en « porosité » avec la société.
AUJOURD’HUI, QUAND MARTINE AUBRY DIT QUE LE PARTI EST AU TRAVAIL, ÇA VEUT DIRE QUOI EXACTEMENT ?
Ça fait des années qu’on nous raconte qu’on ne travaille pas assez, qu’il faut se rénover, etc. Mais ça n’a plus beaucoup de sens si on ne choisit pas d’abord un candidat et qu’on n’est pas au clair sur nos alliances. Va-t-on gouverner avec les Verts, ce qui est déjà le cas dans la plupart de ces régions ? Peut-on diriger le pays avec le Modem, à condition qu’il le veuille ? Comment crée-t-on aujour d’hui une majorité pour sortir du sarkozysme ? Parce que c’est ça, l’objectif : sortir du sarkozysme ! Et pas uniquement en étant contre, ça ne suffit pas. Et puis travailler, mais pour quoi faire ? Sur quelles valeurs ? C’est là où j’ai du mal à suivre Martine Aubry. Moi, je pense que la gauche est en crise d’identité, qu’elle doit d’abord se réinventer dans ses différences avec la droite sur la question des inégalités. Et qu’elle doit être capable de traiter de toute une série de sujets sur lesquels, justement, elle ne travaille plus depuis longtemps.
POURQUOI LE PS N’A PAS UNE APPROCHE PLUS SCIENTIFIQUE DES QUESTIONS DE SOCIÉTÉ, COMME ÇA A PU ÊTRE LE CAS DU NEW LABOUR EN ANGLETERRE ?
Mais parce que les scientifiques sont en train de s’éloigner de nous ! Des universitaires de grande qualité n’y trouvent plus leur compte. Vous avez autour et dans la gauche une très grande capacité de réflexion. Mais notre rôle politique, c’est quoi ? C’est de faire des propositions crédibles qui ne soient pas uniquement de l’incantation désincarnée. On ne peut plus raconter n’importe quoi, par exemple, en matière de retraites, de vieillissement de la société et de déficits publics. Notre peuple est mûr, il sait que demain, il faudra sans doute travailler plus longtemps, tout simplement parce qu’on vit plus longtemps. Et quelle est la réponse de gauche à cette donnée ? C’est attendre qu’on impose de fait l’âge de la retraite à 67 ans ? Ou est-ce qu’on invente une retraite par points comme l’ont fait les Suédois et les Danois qui intègrent les années de formation, les congés parentaux et la pénibilité du travail ? Au fond, je crois que le problème du PS, c’est d’avoir une pensée totalisante. Nous fonctionnons avec un logiciel standard censé s’appliquer à tous les sujets. Mais ce n’est pas ça être de gauche : une pensée progressiste doit pouvoir garder des valeurs de jus tice et épouser le monde tel qu’il est.
CETTE FAMEUSE LETTRE DE MARTINE AUBRY OÙ ELLE VOUS DEMANDAIT DE LA FERMER OU DE PARTIR, ELLE EXISTE VRAIMENT ? VOUS L’AVEZ REÇUE PAR LA POSTE ?
Je l’ai reçue sur mon Blackberry et par courrier. Et je peux vous dire que découvrir ce genre de correspondance un 14 juillet, c’est surprenant. J’ai conservé le modèle papier, c’est collector. J’espère qu’un jour, on pourra la voir dans un musée.
IL Y A QUELQUE CHOSE DE BIZARRE: VOUS ÊTES POUR LES QUOTAS D’IMMIGRATION, L’AUTONOMIE DES UNIVERSITÉS, LE TRAVAIL DU DIMANCHE. EN FAIT, SUR QUOI ÊTES-VOUS EN DÉSACCORD AVEC SARKOZY ?
Ce n’est pas parce qu’il pointe de vrais sujets sans les régler qu’on ne doit pas s’y intéresser et, surtout, qu’on est d’accord avec lui. Si c’était le cas, je serais déjà au gouvernement, puisqu’il le souhaite. La vérité, c’est que le président ne réforme pas beaucoup, contrairement à ce qu’il laisse croire. Sur la question des universités, il fait même du surplace quand on sait que 45% des étudiants sortent sans rien dès la première année. Sur le travail du dimanche, je suis pour qu’on mette de l’ordre mais pas pour qu’on autorise n’importe quoi. Quant aux quotas d’immigration, ça n’a rien à voir avec les quotas d’expulsion du gouvernement qui sont juste une esbroufe électorale de la droite calculée sur des chiffres totalement fantaisistes.
ÇA VOUS ENNUIE QU’ON VOUS APPELLE LE SARKOZY DE GAUCHE ?
Pas du tout. Mais vous n’êtes pas très original et cela devient fatiguant…
IL Y A QUELQUES SEMAINES SUR DIRECT 8, ON VOUS ENTENDAIT GUEULER CONTRE LE MANQUE DE «BLANCS, DE WHITES, DE BLANCOS» SUR UN MARCHÉ D’EVRY. VOUS PARLEZ TOUT LE TEMPS COMME ÇA ?
Il est de bon ton de dire qu’il n’y a pas assez de Blacks à Neuilly. Alors, s’offusquer quand on dit qu’il n’y a pas assez de Blancs à Evry est particulièrement hypocrite. Moi, j’utilise des mots crus pour décrire une situation intolérable. Personne n’a envie de se retrouver dans un ghetto social, culturel, ethnique. Si on accepte la différenciation, le communautarisme et le repli sur soi, si on considère qu’il est normal, par exemple, que dans certaines classes, il n’y ait que des enfants de la même origine – et qu’en plus il n’est pas correct d’en parler –, alors on se prépare des lendemains très désagréables.
ON VOUS SENT PARFOIS UN PEU TRANSPORTÉ. VOUS CROYEZ EN DIEU ?
A ma manière. J’ai reçu une éducation catholique dont je me suis éloigné. Mais je m’intéresse toujours aux questions sur la vie et la mort.
SÉGOLÈNE ROYAL ET JEANNE D’ARC, FRANÇOIS BAYROU PERSUADÉ D’ÊTRE L’ÉLU ET FRANÇOIS MITTERRAND QUI CROYAIT AUX «FORCES DE L’OMBRE»… POURQUOI LES POLITIQUES SONT-ILS TOUJOURS MYSTIQUES ?
Mais parce que la part du sacré, elle est toujours là. Et puis, le XXe siècle a été tellement désastreux du point de vue des idéologies qu’on est revenu à un discours politique beaucoup plus modeste. Moi, je crois au destin des hommes. Je m’intéresse beaucoup à Saint-Augustin, à ce que les Evangiles peuvent produire comme réflexion sur la mort.
VOUS ÊTES PLUTÔT INTELLO POUR UN CANDIDAT DÉCLARÉ À LA PRÉSIDENCE. ÇA NE VOUS DÉPRIME PAS D’AVOIR COMME ADVERSAIRE UN INCULTE COMME SARKOZY ?
Vous savez, on a eu des présidents littéraires et d’autres qui l’étaient moins. Mais les plus habiles en politique ne sont pas forcément les plus cultivés.
VOUS ÊTES PRO-PALESTINIEN MAIS SURTOUT PAS ANTISIONISTE. COMMENT EST-CE POSSIBLE ?
On peut être à la fois pro-palestinien et pro-israëlien. Je suis très attaché à l’Etat d’Israël, presque charnellement à son histoire, à son destin, à son peuple, et en même temps je souffre de la condition des palestiniens spoliés de leur terre. Tant qu’il n’y a pas de paix juste et durable entre ces deux peuples, on donne le sentiment d’une absence de justice dans lequel s’engouffrent à la pelle tous les démagogues.
VOUS PENSEZ À QUELQU’UN EN PARTICULIER ?
Je pense à une partie de l’extrême gauche française qui n’a pas toujours su faire la part entre ce qu’est l’antisionisme, l’antisémitisme et la condamnation logique de l’action du gouvernement israélien. Il faut faire attention avec qui on manifeste et qui on critique sur ces questions. Il reste dans nos sociétés un fond d’antisémitisme qui continue de se nourrir de l’Etat d’Israël.
POURQUOI ÉCRIVEZ-VOUS DANS VOTRE DERNIER LIVRE, «POUR EN FINIR AVEC LE VIEUX SOCIALISME», QUE VOUS VOUS MÉFIEZ DES ANTIRACISTES ?
Je crois qu’on a remplacé la pensée marxiste triomphante par une contre-idéologie de la tolérance à l’extrême : l’idée qu’on peut tout faire et que la victime a toujours raison. C’est ce que j’appelle la « gauche com passionnelle », celle qui tient un discours d’antiracisme plein de bonne volonté mais très éloigné de la réalité. Face à la création de ghettos, les réponses doivent être tout sauf compassionnelles.
VOUS ÉTIEZ FRANC-MAÇON MAIS N’ÊTES PLUS «MEMBRE ACTIF». C’EST QUOI, UN FRANC-MAÇON PASSIF ?
C’est quelqu’un comme moi qui a vécu une expérience de débat philosophique et qui s’est rendu compte que ça n’apportait pas tant que ça. En tout cas, pas autant que le débat à l’intérieur et autour du PS.
POURTANT, VOUS ÊTES ÉLU DANS L’ESSONNE, UN DÉPARTEMENT RÉPUTÉ POUR ÊTRE TENU PAR LES «FRÈRES» – SERGE DASSAULT, JEAN-LUC MÉLENCHON – ET VOUS AVEZ SUCCÉDÉ À UN FRANC-MAÇON À LA MAIRIE D’EVRY…
Il paraît, j’ai lu ça quelque part. Perso nnellement, je n’en ai jamais rencontré aucun et je défie quiconque de dire que j’en ai profité. Mais bon, c’est le genre d’allégations dont ne peut jamais se débarrasser.
AUJOURD’HUI, VOUS ÊTES TOUJOURS SOCIALISTE ?
Je suis totalement de gauche.
MAIS PAS SOCIALISTE ?
Quand j’ai adhéré au parti socialiste il y a trente ans, être social-démocrate vous valait l’excommunication et parler de la gauche US était une insulte. Alors, peu importe le mot. Mais en ce qui me concerne, le mot « socialiste » est une prison.
ENTRETIEN OLIVIER MALNUIT

 

MANUEL VALLS, LA LIFE
1962 : Naît à Barcelone. Son père est un peintre à la mode (Xavier Valls), maman, la fille de l’architecte Aurelio Galfetti. Tout le monde vit à Paris dans le Marais.
1980 : Adhère au PS pour soutenir Rocard contre Mitterrand. Pas de bol, c’est le vieux qui gagne. Mais Manu a déjà un souci avec les socialistes: «A quelques années près, j’aurais pu être giscardien.»
1997 : Se fait éclater par Robert Hue (PC) aux législatives d’Argenteuil. Jospin le bombarde dircom’ à Matignon. Elu député-maire d’Evry (1994), il est toujours réélu au premier tour avec près de 70%.
2007 : Refuse d’entrer dans le premier gouvernement Fillon où Sarkozy l’aurait bien vu sur les questions de sécurité. Résultat: à Evry, les jeunes l’appellent «Mini-Sarko».
2008 : Soutient Ségolène Royal pour l’élection du premier secrétaire. Le soir de la victoire d’Aubry, il est furax: «Des tricheries indignes d’un grand parti, etc.»
2009 : Se déclare candidat à la présidence de la République et réclame des primaires au PS qui n’auront peut-être jamais lieu.

ENTRETIEN OLIVIER MALNUIT