Pourquoi le fondateur de Vice déteste-t-il autant Vice ?

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On l’avait perdu de vue en 2007, date à laquelle Gavin McInnes, le cofondateur grande gueule et réac de Vice, abandonnait le titre à Shane Smith et ses copains. On le retrouve huit ans après, toujours aussi énervé et énervant, militant pour une liberté d’expression totale.

Il fait partie d’une espèce en voie de disparition. Celle de la grande gueule insupportable, raciste et misogyne sur Capture d’écran 2015-10-28 à 16.12.06les bords dès qu’il se met en mode en provoc’. Inventeur du ton frondeur et punk du Vice première époque, Gavin McInnes en était aussi le visage avant qu’il ne quitte la rédaction en 2007. Ce pourfendeur du politiquement correct ne pouvait survivre à la transformation « corporate friendly » du titre voulue par son ancien frère d’armes Shane Smith…
L’aventure avait commencé en 1994. À l’époque, Vice n’était qu’un fanzine de quelques pages, Voices of Montreal, à l’initiative d’une bande de potes politoxicomanes : Suroosh Alvi, Shane Smith et lui-même. Le magazine était devenu leur terrain de jeu et d’expression, un temple de l’information insolite, au ton provocateur et décomplexé.
Huit ans plus tard, il n’a pas changé. Il est exactement comme on l’imagine : un poster-boy réactionnaire. Une sorte de dandy des temps moderne, suffisamment futé pour faire carrière en n’en faisant qu’à sa tête. Celui qui donna sa ligne éditoriale au titre déambule aujourd’hui entre stand-up, animation de podcasts et journalisme, mais son credo reste le même : «No limits to free speech». Il écrit pour Taki Mag – site libertarien détenu par Taki Theodoracopulos, un multimillionnaire grec de 70 ans – et anime les podcasts The Gavin McInnes Show et Free Speech disponibles sur Streetcarnage.com.
Nous le retrouvons à Williamsburg, près de son QG. Il nous reçoit un café à la main en précisant avoir choisi ce spot près de la East River «parce que la vue est plus romantique». Chemise blanche, moustache qu’il remet sans cesse, bretelles et Converse aux pieds – dont il laisse dépasser ses chaussettes colorées – il suinte une élégance surannée dont on ne se doutait pas. Malgré son fond d’écran de portable – des femmes nues, «c’est plus agréable quand un con t’appelle » – et sa fâcheuse tendance à faire des commentaires sur tous les joggers qui passent, il se révélera un interlocuteur captivant.
Vous avez dit « stupid asshole » ?

 

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1999. Vice débarque à New York. À gauche Suroosh Alvi, torse nu debout Shane Smith, torse nu à genoux Gavin McInnes

Hello Gavin. Ça fait presque 8 ans que tu as quitté la rédaction de Vice, assez longtemps pour que
le magazine prenne une tout autre direction, économiquement mais surtout politiquement. Que penses-tu de cette évolution ?
Le magazine a totalement changé après mon départ, c’est clair. Ils sont passés d’un positionnement libertarien à un ancrage bien trop à gauche à mon goût. Forcément, c’est là où se trouve le fric. L’économie est désormais dirigée par des jeunes, principalement des jeunes femmes. Quand j’écrivais mon livre (The Death of Cool, initialement paru sous le titre How to piss in public en 2012), on me disait toujours que si je voulais vendre davantage d’exemplaires, il fallait que ça plaise à ces jeunes filles. Ce qui voulait dire : faire du politiquement correct, au détriment de ce que j’avais vraiment envie de faire. C’est ce que fait Vice en ce moment. J’ai l’impression qu’ils abandonnent leurs anciennes thématiques pour se concentrer sur celles qui plaisent aux… baby-sitters. Voilà : Vice est devenu un média pour baby-sitters.

 

Des baby-sitters ? C’est pour elles qu’ils sont allés filmer au cœur de l’État islamique (The Islamic State du journaliste palestinien Medyan Dairieh en 2014) ?
À vrai dire, je ne regarde plus vraiment ce qui se passe chez Vice, je ne suis plus intéressé. C’est un peu comme si je leur avais vendu ma société et qu’ils l’avaient complètement changée. Je veux garder en souvenir ce que j’avais créé. Je reçois souvent des tweets qui disent : « Mais regarde ce qu’ils ont fait à ton bébé », mais… j’en ai plus rien à foutre, c’est de l’histoire ancienne pour moi. À l’époque, j’étais la seule personne qui avait vraiment les contacts chez Vice, qui s’occupait du contenu. Les autres étaient seulement là pour le marketing. Quand je les ai quittés en 2007, j’imagine qu’ils ont voulu faire de Vice une aventure commerciale.

« Vice est passé d’un positionnement libertarien à un ancrage bien trop à gauche à mon goût. Forcément, c’est là où se trouve le fric. »

Ce qui serait une évolution logique pour un titre de cette importance, non ? Shane Smith disait à l’époque que ne pas envisager une introduction en bourse serait stupide…

Mais ils sont clairement surévalués : Vice a été valorisé à 2,5 milliards de dollars, ce qui est faux. Le New York Times est valorisé à un peu moins de 700 millions de dollars, tu imagines ? En ce moment, les employés de Vice sont en train de monter un syndicat. Et avec des syndicats, on en saura plus sur leurs rentrées d’argent et leurs dépenses. On verra bien ce que vaut réellement la boîte… C’est marrant parce qu’à l’époque, on s’était construit de manière plus conflictuelle : le contenu d’un côté, le marketing de l’autre. À la rédaction, on pouvait parler de tout ce qu’on voulait, ça n’avait aucune incidence sur la pub ou les annonceurs. Mais quand tu fais un média et que tu te concentres uniquement sur tes bénéfices, tu ne peux ni adopter une posture de droite, ni avoir une réputation controversée, ni dire tout ce qui te passe par la tête… Tu dois juste être conforme au récit le plus inoffensif possible et dire : «Kate Middleton est une jolie femme, que Dieu la bénisse » plutôt que d’avouer ce que tu penses vraiment : « Elle est sexy, et j’aimerais bien la sodomiser ».

 

À quel moment t’es-tu rendu compte que Shane Smith et toi ne partageaient plus la même vision pour Vice ?
Depuis le début. Depuis le jour où je l’ai embauché pour faire les ventes. Il était là uniquement pour ça : l’arnaqueur qui passe son temps à sortir pour ensuite ramener de l’argent. Tout ce qui était contenu éditorial, c’était moi.

 

Shane Smith serait donc le plus grand opportuniste de tous les temps ?
Évidemment ! Et il a toujours été comme ça ! Quand on était gosses à Ottawa, son surnom était « Bullshit of Shane ». Je l’ai embauché pour qu’il s’occupe du marketing. Je n’étais pas intéressé par l’argent, ce n’était pas mon fort alors que lui ne pensait qu’à ça. Il venait me voir en disant : « On va être riches ! ». J’étais fier qu’il prenne ça à cœur. Forcément, si ça marchait, je n’allais pas dire non. Mais ce n’était pas ça qui me motivait en premier, et j’ai toujours eu du respect pour les gens qui le faisaient à ma place.

 

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l’équipe de Vice (sans Gavin McInnes) signant un partenariat avec CNN en 2010.

Tu te dis quoi quand tu regardes les grands médias généralistes que veulent concurrencer tes anciens camarades de Vice aujourd’hui ?
C’est pathétique. Ils n’ont jamais été aussi déconnectés du reste du pays. En Grande-Bretagne, on parle d’une classe médiatique (media class) regroupant The Guardian, CNN, la BBC… Ils défendent tout le monde – les blacks, les musulmans, les arabes – mais ils ne les connaissent même pas. C’est une posture professorale, les journalistes se prennent pour des professeurs. C’est ça les médias maintenant, des vieux profs moches qui radotent. Ce que disait le politologue Charles Murray dans Coming Apart : The State of White America est devenu la réalité : les médias, les intellectuels et les hommes politiques finissent par être totalement isolés. Un peu comme Manhattan : une île entourée par la réalité : Brooklyn, Harlem et Le Bronx.

 

Donc les voix discordantes s’exprimant sur le Net équivalent au Bronx ?
Voilà, c’est ça la beauté d’Internet ! Les jeunes qui écriront l’avenir ne regardent déjà plus la télévision. Mais je suis encore sceptique vis-à-vis d’eux : d’un côté, ils semblent être nés dans le politiquement correct, mais d’un autre, j’ai l’impression que c’est l’une des premières générations qui commence à s’en révolter. Et ils ont accès à de plus en plus d’informations.

 

C’est la fin de la presse papier selon toi ?
Well… Charlie Hebdo était un cas fascinant. J’imagine que vous les Français, vous commencez à avoir marre d’en parler, un peu comme nous avec le 11 septembre. Mais c’est incroyable… ils se sont fait tuer pour le droit de publier ! C’est quand même sérieusement inquiétant. Et quand ils ont annoncé qu’ils n’attaqueraient plus Mahomet comme avant, j’ai pris ça comme une profanation des tombes de leurs morts…

 

« Quand on était gosses à Ottawa, le surnom de Shane Smith était “Bullshit of Shane”. »

 

Et les réseaux sociaux ? Tu es présent sur Twitter, tu y testes les limites de la liberté d’expression ?
À peine. Non, Twitter, c’est un vice. C’est comme se masturber, c’est une mauvaise habitude. J’y publie mes vidéos et mes articles : c’est intéressant au niveau du timing de l’information, mais ça n’avance pas à grand-chose. C’est surtout une énorme perte de temps : tu ne fais que débattre avec des gens anonymes. «Mes tweets n’engagent que moi» et autres conneries. Arrêtez d’être anonymes, les Twittos, faites-vous virer de vos boulot ! C’est triste de voir que si peu de gens ont encore des couilles…

 

En fait, il faudrait dire des choses extrémistes pour réussir, c’est ça ?
Oui, bien sûr ! C’est là où se trouve la liberté d’expression. Et la liberté d’expression, ça reste un élément crucial de tout notre savoir. En tant que média, ton job n’est pas de dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre mais de les informer, quel que soit le sujet. En Grande-Bretagne, leurs médias me dégoûtent : ils ne parlent jamais des musulmans, ils ont trop peur. En France, les gens sont très désespérés parce qu’ils refusent d’accepter qu’il existe une guerre des religions et des idéologies. Mais si tu n’informes pas, c’est dangereux : le travail des médias devraient être d’alerter les gens ! Plus personne ne veut s’y coller alors que notre boulot est de hurler : « Get up ! », sinon c’est la mort de la liberté d’expression.

 

C’est ce que vous faites avec votre show : hurler « Get up ! » à vos invités et auditeurs ?
Peut-être, ouais. Mais c’est différent, les gens doivent payer pour les voir, je prêche aux convertis. Ce n’est pas Vice. Ni même Fox News où j’ai droit à une invitation tous les six mois. À chaque fois, je me fais virer mais je reviens !

 

Est-ce que tu te sens proche des conservateurs au sein de la contre-culture ? Je pense notamment à P.J. O’Rourke (grande signature du Rolling Stone 80’s) ou Vincent Gallo…
Oui, complètement. Je suis plutôt libertaire culturellement, et je ne me sens pas proche des préoccupations des conservateurs sur l’homosexualité ou la guerre contre la drogue. En fait, je n’ai aucune confiance envers le gouvernement et je le voudrais rétréci autant que possible.

 

Tu as des projets pour la suite ?
Continuer. Je n’ai fait que 19 épisodes de mon show, je veux en faire beaucoup plus. Ça demande beaucoup de travail, je suis en train d’apprendre une nouvelle compétence. Mais je sens que ça a davantage d’impact, que je ne pourrais pas dire tout ça en l’écrivant. Mon autre projet serait éventuellement de créer un endroit où les gens pourraient venir débattre entre eux. C’est bon d’avoir tort, de se sentir attaqué.

 

Tu es resté le même que quand que tu étais chez Vice ?
Je n’ai jamais changé. J’étais le même quand je jouais dans des groupes de punk. Je me rappelle, une fois, j’étais chez Fox News et quelqu’un est venu me voir en me disant : « Je ne suis jamais d’accord avec ce que vous dites mais je vous admire ». Un idiot. Si j’ai tort, dis-moi pourquoi, débattons ! Galilée a bien risqué sa vie pour affirmer que la terre était ronde. S’il avait fermé sa gueule, on ne serait pas là. Les gens ont de plus en plus de mal à dire ce qu’ils pensent vraiment, ils ont tous peur d’être humiliés ou fichés alors qu’ils devraient pourtant en être fiers !

 

ENTRETIEN ALICE FROUSSARD

 


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Paru dans Technikart #195