Simon Liberati : « J’ai toujours aimé les monstres »

Son nouveau roman, consacré à sa femme Eva Ionesco, va surclasser la rentrée littéraire. La veille de son départ en vacances pour Los Angeles, on a pris l’apéro dans un café de Ménilmontant.

Eva c’est votre Ingrid Caven ?
Évidemment, on peut y penser. J’en  avais parlé avec Jean-Jacques Schuhl directement, mais j’ignore s’il l’a déjà lu ou pas. Ingrid Caven, je l’ai lu et aimé quand il est sorti, c’est un des livres qui m’ont donné envie d’écrire, je ne vais pas le renier. Après, on m’a beaucoup comparé à Jean-Jacques, alors que nos manières sont très différentes. Au final, les deux livres se ressemblent comme un portrait peut ressembler à un autre portrait.

Ça rappelle Suétone, aussi.
C’est flatteur ! J’aime bien Suétone, ouais, et je l’ai toujours aimé : il n’est pas ordonné. Enfin, je veux dire, il n’a pas cette ordonnance aristotélicienne de la biographie telle qu’elle est encore pratiquée aujourd’hui par les Anglo-Saxons et dont on dit beaucoup de bien. Lui, il raconte la vie d’un empereur jusqu’à l’acmé, puis il met un vrac, mais un vrac rangé : l’empereur et la religion, l’empereur et la débauche, l’empereur et le truc, etc.

Vos retrouvailles avec Eva vous ont ouvert à…?
Un autre monde, celui de l’amour, dont j’étais exclu depuis des années. Je pensais que j’en avais fini avec les anciens du Palace, et je n’avais pas revu Eva depuis trente-cinq ans. C’est elle qui m’a convoqué. Il faut croire que je l’attendais depuis toujours. Je ne pensais jamais me retrouver à épouser quelqu’un, à vivre ce que je vis. Pour moi, j’étais vieux. Je pensais finir comme j’étais, pas forcément de manière pathétique, enfin voilà, comme ça, en ronchon. Je n’aurais jamais pensé que quelqu’un s’installerait avec moi à la campagne. Mon livre raconte une conversion à l’amour, à la monogamie, au mariage.

Elle n’a pas l’air commode Eva, si ?
J’avais gardé le souvenir d’une épouvantable peste. Jeune, elle dégageait une certaine violence. Parce qu’elle était héroïnomane et que ça rend méchant. Enfin, « héroïnomane », elle prenait de l’héroïne, quoi, comme tout le monde à l’époque… Elle faisait peur. Maintenant ça va, c’est vivable. Même si c’est ma pire lectrice. C’est la personne qui a le moins aimé le livre, pour l’instant – en attendant que d’autres l’aiment encore moins.

Dans le roman, vous vous comparez à un collectionneur, un pucier. On a l’impression qu’Eva n’est qu’un bibelot que vous avez chiné !
Je suis même plus direct : je dis que, quand je l’ai rencontrée, ça aurait été plus pratique qu’elle soit empaillée pour que je la range dans un coin. Quand je l’ai vue entrer chez moi la première fois en chair et en os, j’avais l’impression d’avoir mis la main sur une pièce de collection. C’est un monstre Eva, quand même, et j’ai toujours aimé ça…

Vous-même avez un côté docteur Frankenstein.
Qu’est-ce que vous me faites dire ? Attention, je vais me faire battre ! Si je dis ça, c’est parce que vous parlez d’Eva comme d’une créature. C’en est une ! Avec les photos de sa mère, elle a été très vite un artefact. Elle se dissocie facilement d’elle- même. Elle joue tout le temps, s’achète des vêtements de théâtre invraisemblables…

Ce portrait a été facile à peindre ?
J’avais beaucoup de matière, même si Eva raconte peu – elle est une sorte de Lino Ventura en femme. Elle se méfie beaucoup de moi, elle me voit comme un vampire. Mais c’était une mine d’or, un bon filon. Je n’avais pas à courir après les lignes. Le livre fut rapide à écrire.

Vous dites « écrire pour l’élite ».
C’est qui, l’élite ? Ce sont d’abord les gens qui me comprennent, qui me lisent. Des vrais lecteurs en France, il y en a très peu. Il y en a mille, dans ces eaux-là. Après, ils ne sont pas supérieurs au reste de l’humanité, c’est juste une petite aristocratie. Mon précédent livre, 113 études de littérature romantique, avec son titre insupportable, s’est vendu à 900 exemplaires. Pourtant, je ne fais pas dans l’ésotérisme.

C’est quoi vos bouquins de chevet, en ce moment ?
Proust, je ne le lis plus du tout – il influence trop, c’est pénible. Léautaud, mon ancien camarade de célibat, j’ai laissé tomber comme une vieille chaussette. J’ai lu trois fois de suite son Journal littéraire, je lisais ça le matin comme des gammes, ça me donnait une langue correcte. Même si j’écrivais des extravagances après, j’avais une musique. En ce moment, je m’intéresse de très près à Renée Vivien. Ses « préférences sexuelles », comme on dit aujourd’hui, ont beaucoup fait pour qu’on se souvienne d’elle. Sa sépulture au cimetière de Passy aussi. Mais c’était une bonne poétesse que Maurras, qui était difficile, a appréciée. Sur la mort, c’est très beau.

Les critiques parlent peu de votre humour. Pourtant Eva est un livre poilant !
Je ris souvent en écrivant, oui. J’ai essayé plusieurs formes d’humour, certaines que je trouve lourdes maintenant, d’autres qui me plaisent encore. Houellebecq, je ne dirai jamais de mal de lui parce qu’il y a toujours des passages très drôles. Quand les gens arrivent à être rigolos, c’est bon signe… C’est ce que j’aimais au Palace, le côté titi, qu’il y a aussi dans la mode. On dit toujours du mal des gens de la mode, comme si c’étaient des crétins absolus. Ce n’est pas vrai du tout. Dans la presse, j’ai beaucoup ri, rencontré plein de rédactrices qui avaient de la repartie, un truc virevoltant, parisien…

Il y a une excellente rumeur autour d’Eva, ça vous rassure ou vous vous en foutez ?
Ça me rassure ! Mes ventes n’ont pas toujours été à la hauteur des ambitions des éditeurs qui m’ont donné de l’argent. J’aime les mauvaises critiques, mais la presse est importante pour moi. Après, il y a les libraires qu’il faut séduire, ce qui n’est pas simple : ils pensent que je suis méprisant. Et le lecteur, enfin, est un animal difficile à attraper : il a l’impression qu’on veut l’arnaquer, alors qu’on lui veut du bien, on veut l’amuser.

Et les travelos, dans tout ça ?
Il faudrait faire un Dictionnaire historique des travestis, il y aurait du monde… Mais je les fréquente moins. Avec Eva, on ne boit plus, on ne sort pas, on est à la campagne. Les boîtes de nuit, ça redevient rigolo plus tard. Quand j’aurai 75 ans, j’y retournerai. C’est le bon âge pour se droguer. J’ai connu Hélène d’Estainville, qui a 80 ans et vit à Ibiza. Avec elle, on a fini une fois à 9 heures du matin à regarder du handball à la télé – le signe qu’on était allés loin, ouh là…

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