GILLES JACOB : « Je sais bien que je suis considéré comme un pisse froid … »

Capture du 2015-04-16 14:37:12

Le grand maître du Festival depuis plus de 35 ans quittera ce soir pour de bon les coursives de son Bunker et les paillotes de sa Croisette. C’était le moment où jamais de se rencontrer.

Depuis huit ans que Technikart fait son petit quotidien, c’est la première fois qu’on vous rencontre.
C’est vrai. Alors faisons connaissance, c’est moi qui vais vous interviewer.

Heu…
Vous êtes né où ?

A Neuilly-sur-Seine.
Il y a combien de temps ?

43 ans…
Vos parents faisaient quoi ?

Ma mère était femme au foyer et mon père dans une boîte de négoce alimentaire…
Alors comment vous en êtes venu au journalisme ?

Des gens que je fréquentais dans les cinémathèques ou autres m’ont appris qu’on pouvait vivre dans sa passion. Bon. En fait, ça me met mal à l’aise, votre truc…
Moi, c’est justement ce qui m’intéresse, savoir comment on en arrive à faire ce que l’on aime, tout en gagnant sa vie quand même. Je ne sais si vous avez une famille, mais il faut la faire vivre. Et c’est ça la réussite. C’est le temps, pouvoir disposer du temps, et faire ce qui vous amuse.

Et vous avez eu ça ?
Moi, je me suis acheté mon indépendance en 22 ans. Je faisais des études de Lettres, je préparais Normale, et puis un jour l’associé de mon père est mort, il avait
une société industrielle, dans les instruments de pesage. Il m’a dit : « Il faut que tu viennes m’aider. » Donc j’ai tout arrêté, fait un stage dans une banque et je suis rentré dans son affaire, mais il me manquait quelque chose. En fait, j’ai inventé la dépression nerveuse. On ne savait pas ce que c’était… Je prenais du librium, j’en avais un petit flacon dans la poche, et je le touchais pour savoir qu’il était là. Le jour où je ne l’ai plus touché, j’ai su que j’étais guéri. Mais en réalité, ma maladie, c’est qu’il me manquait la culture, exactement ce que vous venez de décrire.

A votre avis, pourquoi la critique vit-elle une telle crise de confiance en elle ?
C’est elle qui est en dépression nerveuse… D’abord, quand il sort seize ou dix-huit films par semaine, et qu’il y en a beaucoup de médiocres, vous devenez blasé. Et si par hasard, les critiques parviennent à s’enthousiasmer, ils ne déplacent pas grand monde. Autrefois, quand Cournot, Bory faisaient des articles sensationnels, les salles étaient pleines ! Les critiques sentent qu’ils ont moins d’influence, il n’y a même plus de bagarre entre eux ! Michel Ciment est édité par les Cahiers du cinéma…

Insupportable, ça ! Faut remettre certaines barrières !
Ahahah, oui.

Ça vous a pesé, le devoir de réserve, toutes ces années ?
Le devoir de réserve, je l’ai toujours géré avec un arriéré de dix ans. Petit à petit, je regagne ma liberté de parole. Je me considère un peu comme le diariste du festival, j’ai fait des petits films, des documentaires, des préludes, tout ça autour de Cannes, plus des tas de discours, lettres, etc. J’ai constitué un fonds, j’ai 110
boîtes d’archive, j’ai tout gardé, les lettres des metteurs en scène, mes réponses, tout…

C’était dur de gérer tous ces artistes, poussés par les circonstances à se comporter comme des divas ?
Moi, je suis très proche d’eux, parce que je ne les ai jamais trahis. Je leur ai toujours dit si j’aimais ou si je n’aimais pas, et ils ont pu vérifier que je disais la vérité.
Je parle du film, pas du metteur en scène, parce qu’à Cannes, le film est plus important. Quand Terrence Malick est venu la dernière fois – vous savez qu’il ne veut voir personne, ne pas faire la conférence de presse, rien – je lui avais dit : « Vous ne verrez personne. »

« Mais vous me verrez moi.. .»
Voilà. Il est venu dans mon bureau, il y avait une petite table, deux couverts, on a déjeuné ensemble pendant une heure et demi, on n’a pas parlé de son film,
on n’a pas parlé de cinéma, on a parlé de la Sorbonne où il a fait des études, et de ses randonnées en Hautes-Pyrénées. Il est parti ravi ! J’avais promis la même chose à Woody Allen en 79, pour Manhattan. Je lui avais dit : on passera par des coursives, des portes dérobées, je vous amène sur scène, applaudissements, vous repartez pareil. Il n’est pas venu… Dix ans plus tard, je lui dis : « Pas d’inquiétude, on a tout prévu etc. » Il me dit : « Ah mais non, je veux tout faire, le photo call, les marches, la conférence. »

Qu’est ce qui avait changé ?
C’était maintenant le public européen et non américain qui lui donnait la possibilité de faire le prochain film.

Vous voulez dire que la prochaine fois, Malick serrera les pognes et sourira sur les photos ?
Ahah non, je ne crois pas. Lui, c’est presque maladif. Il y a deux histoires parallèles du cinéma, la vraie, et celle qui passe par Cannes, et elles ne coïncident que
très rarement.

C’est vrai. Peut-être que Cannes a raté ça…
Mais ça vient aussi du fait que dans les années 50-60, on ne nous montrait pas les films de Ford, les films d’Hitchcock! Les studios disaient « oulala, non, ça c’est
pas pour Cannes » et nous envoyaient les moutons à cinq pattes dont ils ne savaient que faire. C’est comme ça que Marty a gagné la Palme d’or !

Qu’est ce que c’est que Marty ?
C’est un soap, un téléfilm, rien du tout…

Votre dernier Cannes, c’est une expérience mélancolique ?
Non, parce que je sais exactement ce que je vais faire, c’est-à-dire de la littérature. Quand vous arrêtez une chose aussi enthousiasmante, vous tombez malade !
D’ailleurs regardez (il montre sa canne, NDR), je tombe effectivement malade ! Du coup, vous êtes une loque, et un an après vous êtes mort… C’est arrivé mille
fois ! Alors j’ai écrit quatre livres en cinq ans, pour me préparer, et je suis en train d’en finir un nouveau. Donc non, pas de mélancolie, je suis même assez joyeux.

Vous vous reconnaissez dans la façon dont on parle de vous ?
Ah pas du tout. Je sais très bien que je suis considéré comme un pisse froid, un clergyman anglais, un espèce de diplomate à la Talleyrand, qui boite – d’ailleurs ça tombe bien –, un type glacial… Alors qu’il n’y a qu’une chose que j’aime, rire et faire rire. D’ailleurs y a qu’à voir mes tweets, j’espère que là, je donne ma vraie image. Mais sinon, j’y arrive pas !

Et vous savez d’où elle vient, cette perception désagréable ?
Oh, c’est à cause de mon physique, je suis plutôt élancé, plutôt grand, plutôt sinistre, chauve, pas souriant, et puis probablement que dans les décisions que j’ai pu prendre en trente-huit ans, il y en a certaines qui ont pu être considérées comme trop sévères, pas assez rock’n’roll. . . Moi je suis plutôt musique classique. Voilà une question que vous ne m’avez pas posée! Je suis plutôt Saint-Saëns, Erik Satie, Verdi, Charles Trenet plutôt que rock’n’roll, encore que j’aime beaucoup Simon & Garfunkel. Sur la musique, c’est bien, ça révèle plus sur les goûts et la personnalité des gens. La question qu’on ne m’a pas posée, j’y réponds ! Et maintenant, à moi la dernière question. Quand vous êtes entré dans mon bureau, vous n’aviez pas préparé, puisque ça s’est décidé très vite. Est-ce que vous vous
attendiez à ce qu’on fasse ça ?

Je ne m’attendais à rien, j’étais juste content de faire votre connaissance.
Eh bien voilà, qu’est-ce que je vous disais ?

Entretien Léonard Haddad


 Il se retire, on pose les questions
GRAND ORAL : Gilles Jacob, Tant qu’à faire, puisqu’on l’avait en interview, …

Ford ou Hawks ?
Hawks. Il a un chef-d’œuvre dans tous les genres. Ford, je ne dis pas, c’est une carrière considérable, mais l’autre jour j’ai revu Hatari, je voulais voir dix minutes, j’ai revu tout le film, pas pu m’empêcher.
«Le Parrain 1» ou « le Parrain 2 » ?
Oh le Parrain 2 est un chef-d’œuvre. Le Parrain 1 est aussi un chef-d’œuvre, mais juste en dessous. Le 2, il ne lui manque que Marlon Brando. Donc en fait, il faut les deux.
Lelouch ou Truffaut ?
Lelouch, c’est un vieux compagnon de 40 ans, il a tout fait à Cannes, la compèt, les échecs, président de ceci, de cela… Truffaut reste contemporain de toutes les générations parce que les femmes sentent qu’il les aime. Je choisis Truffaut, parce que j’ai un itinéraire sentimental avec lui.
Gaspar Noé ou Von Trier ?
Lars Von Trier m’appelle Dad, je ne peux pas le rejeter !
Kubrick ou Malick ?
Rah, vous êtes terrible, hein ! Kubrick ou Malick ? Je suis obligé de prendre Kubrick, parce que je ne l’ai jamais eu à Cannes, je n’ai jamais pu l’avoir, il ne prenait pas l’avion.
Fincher ou Refn ?
Fincher. Son cinéma est déplaisant, un peu pervers, nocif, mais c’est un grand metteur en scène, on est obligé de s’incliner.
Cahiers ou Positif ?
Ah Ah ah ! Je suis forcé de dire Positif, parce que j’ai toute une tradition de gens qui étaient avec moi dans ma revue Raccords, des professeurs, des gens de lettres, tout à fait dans le style Positif. Les Cahiers, il y a eu des périodes que je n’ai pas aimées… Mais je salue la nouvelle équipe. Je ne les connais pas, mais ils sont très rigoureux, ils sont cinéma pur et dur. Il y a une vraie ligne.
Gilles Jacob ou Pierre Lescure ?
Qu’est-ce qu’il faut que je dise ? Eh bien, pareil, Ford ou Hawks, Gilles Jacob ou Pierre Lescure. Alors Pierre Lescure, parce que c’est l’avenir. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il va faire. Il faut énormément travailler ici, il faut gérer, la gestion est très importante, je laisse une situation financière au-delà de tout soupçon. Moi quand je suis arrivé, on était étal. Là, j’ai deux ans de trésorerie d’avance. Demain, s’il y a une guerre mondiale, je paie les gens pendant deux ans. Ça, il faut le faire ! Et donc voilà. A lui de jouer.


Capture du 2015-04-16 12:15:18Technikart SuperCannes #10